« Meunier, tu dors... »
Hommage à Jean-Henri Meunier (1949-2024),
par Jean-Pierre Bouyxou
Jean-Pierre Bouyxou a rédigé un éloge, émouvant et fort documenté (mais point du tout funèbre), de son ami Jean-Henri Meunier, qui a pris son dernier virage le 11 septembre dernier. Le texte était destiné aux adhérents de la Scam. En voici la version validée par l’auteur, à qui j’adresse séance tenante mon infinie gratitude.
« Brillants et désinvoltes, les deux premiers longs-métrages de Jean-Henri Meunier, L’Adieu nu et Aurais dû faire gaffe... le choc est terrible, sortis en 1977, semblaient le promettre à une carrière de cinéaste intello et branché, apprécié des happy few, quelque part entre Jacques Robiolles et, disons, Yvan Lagrange. Le retentissement inattendu du troisième, La Bande du Rex (1980), un « film de jeunes » cru et désenchanté coécrit par Nan Aurousseau et interprété par Jacques Higelin, Tina Aumont, Lucky Blondo et Pamela Stanford, vint paradoxalement tout bousculer. Mécontent des pressions exercées sur lui pendant le tournage, Jean-Henri l’avait signé d’un pseudonyme chiffré, au sens littéral du terme : "108-13". De quoi intriguer les pontes de la Gaumont qui, à l’affût de talents neufs et sensibles à l’air du temps, l’invitèrent à leur proposer un sujet. L’affaire avait toutes les chances d’aboutir, un projet solide commençait à prendre forme, quand patatras ! Quatre décennies plus tard, Jean-Henri hurlait encore de rire en racontant la suite...
« Daniel Toscan du Plantier lui avait donné un rendez-vous capital, celui où tout serait décidé. Un contrat était prêt, c’était du sérieux. Mais, justement, notre galapiat n’était pas sérieux, ne l’avait jamais été et allait toujours refuser de l’être. Sa vie était trop passionnante, trop débridée et trop haletante pour la laisser gâcher par les sempiternels diktats de la raison. Arrivé à l’avance au rencart, on le fit poireauter devant le bureau de Toscan qui, lui, était en retard. Que fit-il, là où le commun des gens de bon sens en aurait profité pour réviser ses arguments de vente ? Il prétexta une envie de pisser, s’enferma dans les chiottes et s’y prépara un shoot de speed ball, mélange de coke et d’héro. Il n’y alla pas, c’est le cas de le dire, avec le dos de la cuillère : il força si bien sur la dose qu’il fit instantanément une syncope. Les personnes inquiètes de sa disparition qui forcèrent la porte le trouvèrent inconscient, seringue encore plantée dans l’avant-bras, affalé sur la cuvette et sur ses vomissures. Probablement n’était-ce, par bonheur, qu’une OD légère, puisqu’un toubib accouru d’urgence parvint à le ranimer sans qu’il y eût besoin d’ameuter les pompiers, le Samu et les flics. Toscan, naturellement, était furax. Sitôt le turlupin remis sur pied, il l’a regardé droit dans les yeux et, d’un ton sans appel, l’a informé non seulement qu’il n’était plus question de signer un contrat ensemble, mais aussi qu’il n’était plus question non plus, pour lui, de faire un autre film ailleurs, même dans longtemps. « Je veillerai personnellement à ce que plus personne n’accepte de vous donner le moindre centime pour tourner. Vous êtes grillé chez tous les producteurs et je vous défie de trouver la moindre subvention où que ce soit », lui a-t-il expliqué en substance.
« Nous n’en avons jamais parlé, mais je subodore que JH - comme il aimait qu’on l’appelle - a dû passablement bicher, un soir de mai 1996, pendant le festival de Cannes, lorsqu’il a appris que Noël Godin, alias l’Entarteur, qu’il n’avait pas encore rencontré mais dont il connaissait et admirait le palmarès pâtissier (Duras, Béjart, Ferreri, Godard et cinq ou six fois BHL, pour ne citer que les plus emblématiques de ses victimes), avait lancé une tarte à la chantilly sur Toscan, l’atteignant en pleine face alors que, tête haute, sans voir le coup venir, celui-ci empruntait l’escalator du Palais des festivals. Décontenancé, le producteur le plus puissant de France en avait perdu l’équilibre et, devant une cinquantaine de témoins hilares, s’était cassé – sans gravité – la margoulette…
« À quelque chose, affirme l’adage, malheur est bon. Dans le cas de JH, cet évincement professionnel fut une seconde naissance. Forcé de s’effacer, le réalisateur un peu dandy, un peu branleur, changea radicalement de cap et devint un autre homme, plus réfléchi, plus mature, plus profond et plus authentiquement créatif, tout en restant moins "sérieux" que jamais.
« Au premier stade de la métamorphose, il délaissa le cinoche et se consacra à son autre grande passion, la musique. Rock, jazz, chanson, tout l’intéressait. Il excella dans son nouveau métier, pratiqué au gré de ses coups de cœur avec, parfois, un vrai génie de découvreur : c’est lui qui, par exemple, produisit Pochette surprise, le premier album de CharlÉlie Couture. Juste retour des choses, la musique allait être, une longue décennie plus tard, l’élément moteur de ses retrouvailles avec le cinéma. Le film de son come back, Smoothie (1992), tourné en vidéo, fut aussi le premier de ses documentaires. Smoothie est un des plus beaux longs-métrages jamais réalisés sur le jazz. Un des plus singuliers et des plus intelligents, également : pour passer librement de Ray Charles à Dizzy Gillespie, de B.B. King à Christian Escoudé et d’Archie Shepp à Richard Galliano, JH ne s’attache à aucun jazzman particulier mais à un amateur de jazz. Oui, mais quel amateur ! Rien moins que l’épatant et éclatant Maurice Cullaz, auteur octogénaire d’une tripotée d’ouvrages savants, mais nullement doctes, sur la question. Smoothie (ainsi intitulé en référence au surnom donné à icelui par Louis Armstrong) vibre d’enthousiasme, de joie de vivre, de spleen chaleureux, de générosité. C’est un film qui swingue en soi, par la grâce de ses cadrages, de son montage, de son aptitude à capter l’émotion, et pas seulement au rythme de ce qu’il donne à entendre. Un chef-d’œuvre.
« Et puis il y eut Najac, la bourgade aveyronnaise où JH, que de lourds problèmes de santé accompagnés de constants problèmes de trésorerie et de perpétuels problèmes de cœur contraignaient à abandonner la ville, décida tout à trac de s’installer. Il y trouva sinon le bonheur, du moins la quiétude nécessaire à son travail. Avec ou sans boîte de production (il allait finir par créer la sienne), il conçut et tourna dès lors tous ses documentaires "à l’arrache", selon l’expression qui lui était chère.
« Sa maison, ouverte en permanence aux amis, recélait tous les outils pour cela : caméras, réflecteurs, ordinateurs, logiciels de montage, rien ne manquait. Du matos de pro aguerri, glané d’occase dans les brocantes ou offert par des copains techniciens qui n’en avaient plus usage. Et JH filmait, filmait, filmait. Plusieurs centaines d’heures de rushes, souvent, pour un documentaire de 90 minutes et, dans la foulée, une myriade de courts-métrages marrants et tendres, surprenants et frondeurs. Ses personnages ? En premier lieu les habitants du village, tous rapidement devenus des fans, des potes, des confidents, des complices. Bienveillant et narquois, le regard qu’il posait sur eux, et dont il faisait partager la luminosité magique aux spectateurs, était exempt de toute complaisance comme de tout mépris. Ce qui rayonnait de l’écran était leur richesse morale, leur épaisseur humaine, leur vérité sans chichi. Présenté hors compétition à Cannes en 2006, Ici Najac, à vous la Terre, le plus connu des films qu’il leur a consacrés, y fit grosse impression avant d’obtenir dans les salles le considérable succès que l’on sait.
« Exclus, clodos, zonards, migrants, artistes azimutés, révoltés et parias de toute sorte peuplent le cinéma de Jean-Henri Meunier. Des titres ? Tout partout partager (1998), La Vie comme elle va (2004), Rien à perdre (2009), Y a pire ailleurs (2011), Pour une poignée de Sad Hill (2017)... Il faudrait les citer tous, car tous sont exemplaires. Certains des plus récents marquaient une forme de retour à la fiction, mais une fiction si imprégnée de réalité qu’elle s’apparentait encore et toujours au documentaire : quand il a filmé (en prenant soin de ne pas les diriger stricto sensu) Jean-Marc Rouillan (un ancien d’Action directe) et Noël Godin dans Faut savoir se contenter de beaucoup, un road movie anarchisant, facétieux et caustique, ce sont leurs propres rôles et leurs propres personnages qu’il leur a fait jouer, les laissant improviser leurs dialogues (et, par là-même, le cheminement du film tout entier) en les plaçant seulement dans des situations (im)précises. Du pur cinéma situationniste, en somme.
« Ces dernières années, la santé de JH n’avait cessé de s’aggraver. Ça lui pourrissait la vie, mais sans entamer sa fièvre de filmer ni sa bonne humeur. Il est mort le 11 septembre dernier. À Najac, bien entendu. Loin de Paris, de la Gaumont et des falbalas du cinéma commercial. Tu peux dormir, Meunier. Tu as fait du beau boulot. » [Jean-Pierre Bouyxou]