« Les petites vendeuses vont au cinéma » (extrait)
Siegfried Kracauer
Frankfurter Zeitung, 11 mars 1927. In L'Ornement de la masse. Essais sur la modernité weimarienne, 1963. Traduit de l'allemand par Sabine Cornille, La Découverte, 2008.
« Les films sont le miroir de la société existante. Ils sont financés par l'argent des firmes qui, pour réaliser leurs profits, doivent à tout prix toucher le goût du public. Certes, le public se compose aussi de travailleurs et de petites gens qui maugréent sur les conditions de vie dans les cercles supérieurs, et l'intérêt des affaires exige que le producteur satisfasse les besoins de critique sociale de ses consommateurs. Mais jamais il ne se laissera entraîner à des représentations s'attaquant le moins du monde au fondement de la société; sinon il ruinerait sa propre existence en tant qu'entrepreneur capitaliste. Oui, les films destinés aux couches inférieures de la population sont encore plus bourgeois que ceux destinés à un meilleur public; justement parce que la règle ici, c'est d'indiquer des perspectives dangereuses sans les ouvrir et d'introduire en fraude, sur la pointe des pieds, une mentalité respectable. Que les films, dans leur totalité, confirment le système dominant, c'est ce que l'émotion à propos de Potemkine a bien rendu manifeste. On ressentait sa différence, on l'approuvait du point de vue esthétique afin de pouvoir refouler l'idée qu'il véhiculait. Face à lui, les différences entre les diverses catégories de films de la production allemande ou même de l'américaine s'effaçaient, et il apparut de façon concluante que cette production est l'expression unifiée d'une seule et même société. D'emblée, les tentatives de maints réalisateurs et auteurs pour s'en affranchir n'ont aucune chance. Soit les rebelles servent simplement, sans le savoir, d'attrapes à la société qui les tient en laisse alors qu'ils pensent se révolter, soit ils sont forcés à des compromis par instinct de conservation. (Dans la Ruée vers l'or, Chaplin finit même en millionnaire, ne trouvant pas de véritable fin.) La société est bien trop puissante pour autoriser d'autres bandes filmées que celles qui lui agréent. Le cinéma doit la refléter, qu'il le veuille ou non.
Première de Metropolis
Nollendorfplatz, Pavillon UFA, Berlin, 10 janvier 1927
« Mais est-ce vraiment la société qui se montre dans le colportage cinématographique? Ces émouvants sauvetages, cette invraisemblable noblesse d'âme, ces jeunes gentlemen impeccables, ces escrocs, criminels et héros monstrueux, ces nuits d'amour morales et ces mariages immoraux: existent-ils réellement ? Ils existent réellement, qu'on lise les petites annonces. On n'invente pas de kitsch que la vie ne puisse surpasser. Les petites bonnes n'utilisent pas les manuels de lettres d'amour mais, à l'inverse, ces derniers sont composés d'après les lettres des petites bonnes, et il y a encore des jeunes filles qui se jettent à l'eau quand elles s'imaginent leur fiancé infidèle. En général, le colportage cinématographique et la vie se correspondent, parce que les demoiselles sténos se modèlent sur les exemples à l'écran; mais peut-être les modèles les plus mensongers sont-ils justement dérobés à la vie. » [à suivre]
L'Ornement de la masse, de Siegfried Kracauer [ clic ] Mille grazie à Padela, qui m'a recommandé la lecture de ce livre.
La Môme, Olivier Dahan, 2006