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24 mars 2009

Pamuk et Flaubert

Extrait du discours prononcé par Orhan Pamuk, mardi dernier, à l'université de Rouen.
De quoi peut bien parler un écrivain quand on l'invite en Normandie ? De Flaubert, pardi.
Comme le répète Pierre Assouline (qui, doctement, nous a indiqué le chemin menant à la traduction par Gilles Authier du laïus du Nobel turc), on attend les interventions publiques de Pamuk avec la même impatience que ses livres. Jamais déçu.

[texte complet, à lire ICI]

gustave_flaubert  orhan_pamuk

« [...] La première catégorie de flaubertiens, ce sont les admirateurs de la colère singulière et de la voix indignée qui caractérise Flaubert. Je veux parler de cette colère, tantôt ironique, tantôt outrée, que son intelligence fait tonner contre la banalité, la médiocrité de la vie bourgeoise, sa superficialité et sa bêtise. En octobre 1850, à la fin de la lettre qu’il écrit à sa mère depuis Istanbul, nous percevons immédiatement ce ton : il lui écrit ironiquement que son camarade qui se marie sera bientôt devenu un parfait Monsieur, un bourgeois. Ernest sera désormais un défenseur de l’ordre établi, de la famille, de la propriété, et ne mettra pas longtemps pour entrer en guerre contre les idées socialistes de sa jeunesse. Selon Flaubert, la faute de son camarade, c’est de se prendre au sérieux. Son cher camarade, qui naguère passait ses nuits à danser le cancan et à s’enivrer dans les bastringues, a commencé par acheter une montre à gousset, et a fini par perdre son imagination : il s’est embourgeoisé. L’irritation de Flaubert contre son ancien ami va ainsi crescendo, et il finit par lui prédire, dans cette lettre, une destinée de cocu.

« La voix qui résonne ici fait déjà penser à celle de Flaubert dans Bouvard et Pécuchet ou dans le Dictionnaire des idées reçues (oeuvres toutes deux posthumes). Cette ironie, omniprésente dans sa correspondance, prend pour cible la stupidité humaine et surtout bourgeoise, et tire sa force de l’intelligence de Flaubert, mais aussi de son talent très particulier de parodiste. Le fait que son esprit et son ironie prennent pour cible les valeurs de la bourgeoisie dont il a cherché tout au long de sa vie à se tenir éloigné, ainsi que la tranquillité de cette vie quotidienne paisible que l’époque moderne et industrielle lui offrait donnent à la voix de Flaubert une force que beaucoup d’écrivains aujourd’hui se font un devoir d’imiter. Au xxe siècle, les admirateurs de Flaubert, surtout les jeunes écrivains, ont attaché une grande importance à imiter cette ironie, à prendre ce ton spirituel, à arborer ce masque cynique. Quand on lit Lolita de Nabokov, on sent, derrière les piques adressées à quelques traits saillants de l’American way of life, une sensibilité de flaubertien. Le talent des écrivains qui prennent pour cible la bêtise humaine et la médiocrité nous séduit tous ; et nous lisons leurs livres, leurs romans pour entendre cette voix ironique et pour vivre avec eux. Mais si cette ironie est la seule force d’un roman, le bel esprit et le cynisme ont tôt fait de se changer en condescendance, en mépris de la vie des gens moyens, peu instruits, ou dont la culture est différente, dont les habitudes se démarquent des nôtres et souffrent de la comparaison. Il convient de prendre en considération ces questions, qui relèvent de l’éthique, pour comprendre la façon dont le modernisme européen est accueilli dans les pays non-occidentaux.

« Cependant, malgré toute sa colère et toute son ironie, Flaubert n’était pas un auteur méprisant. Il a inventé une langue qui lui permet d’observer au plus près, à l’intérieur du roman, ses personnages, ces êtres si différents de lui. Car si nous avons pu lire dans cette lettre de jeunesse à sa mère toute la colère qu’il éprouve face au mariage et à l’entrée en bourgeoisie de son ami, la lecture de L’Éducation sentimentale nous donne à admirer avec quelle profondeur et quelle tendresse il est aussi capable de comprendre et de raconter les « bêtises » et les incohérences de ce même ami de jeunesse. Or c’est ce qui constitue la principale force de Flaubert en tant que romancier. Il était en effet capable, en tant qu’écrivain, de s’identifier totalement à ses personnages, de faire ressentir au lecteur, par ses mots, comme s’il les avait ressentis dans son propre coeur, le désespoir d’une femme prise au double piège du mariage et de la passion. [...] »

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