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le vieux monde qui n'en finit pas
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26 juillet 2009

Lectures pour tous : Michel Arbatz

« Bref, on allait bientôt franchir un nouveau degré dans l'échelle de la scatologie de combat. On apprit qu'une sauterie nocturne devait réunir le fleuron du patronat de la ville sur un bateau de plaisance qui parcourait les bords de l'Erdre. On créa la grande alliance de la paysannerie et de l'avant-garde révolutionnaire par le collectage de quelques centaines de kilos de fumier de vache soigneusement emballés dans des sacs d'engrais, chargés dans les coffres des voitures. Tout était minuté, on pensait à la prise du palais d'Hiver à Saint-Pétersbourg, pas le moindre détail laissé à l'improviste: Walter, lui encore, qui non seulement chérissait les bagnoles mais en pinçait aussi pour les motos, avait emprunté une Honda flambant neuve pour aller vérifier que toutes les grosses légumes étaient bien montées à bord. Il s'agissait de baptiser l'embarcation à la merde en cours de voyage, en balançant la purée bovine du haut d'un pont de chemin de fer qui enjambait la rivière.

« À la nuit tombée, nous avions suivi les rails depuis un petit passage à niveau en rase campagne, en ahanant sous les poids du purin, pour déboucher à quelques kilomètres de là sur le fameux pont. [...] On attendait Walter, qui devait d'une rive nous prévenir par un appel de torche convenu de l'arrivée du navire.

« Navire? Allez, navire carrément. Et nous: corsaires, la Flibuste, cornededieu! Puissants, Seigneurs couverts de belle étoffe, vous allez payer pour les corvées infligées à vos serfs! Vous allez tâter de la merde en bâton, les Jacques vous feront goûter de la soupe des gueux, voici venue l'heure de rire pour les maupiteux, les purotins, pour ceux qui gagnent la vie à reculons, les abonnés de la mistoufle, les rôtisseurs de balais, les enfants de la mouscaille, toute l'amicale des déplumés et des sans-un va vous envoyer son faire-part odorant. À nous, Guillaume Tell, Robin des Bois et Cartouche réunis! On bichait, tapis dans l'ombre des fourrés qui bordaient le ballast.

« Et de braves vaches avaient collaboré à l'événement. Encore une fois, la gent animale avait offert sa contribution d'entrailles. Elle s'en était tirée honorablement, founissant son quintal de bouses fraiches, mêlées de foin, d'une consistance qui permettait un épandage rapide et ne mettait pas de danger dans l'affaire (car il y avait bien quinze mètres du haut du pont à la rivière).

« [...] Action! Un premier groupe balança sa charge sur l'arrière et il y eut un bruit de ferraille de tambours du Bronx, toute la coque résonna. Nos propres cris de sauvages hurlant quelques slogans qui n'avaient rien à voir avec la situation se mêlaient aux cris des passagers: ils venaient, à l'avant, de recevoir un second déluge de merde. [...] Ce fut le feu de la débandade. On courait à perdre haleine vers les voitures, un bon kilomètre sur les cailloux et les traverses, avant d'embarquer vers la ville.

« Là, dans un bar du centre, la folie de rire qui nous poussait dans la gorge nous a pris comme une fleur électrique. La vie coulait heureuse, un fleuve vigoureux sous nos esquifs de bière, on exultait. Walter fut arrêté deux mois plus tard et écopa dix-huit mois fermes. Je ne me souviens plus du chef d'inculpation. »

Michel Arbatz, Le Maître de l'oubli, Le temps qu'il fait, 2008.

arbatz

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