La tante d'Istanbul et Anita O'Day
[pour Th.]
« Dans les mains de la tante, un trente-trois tours. Un disque noir et brillant qui reflète les rayons du soleil tombés par la fenêtre du salon et qui glissent sur les microsillons en faisant comme la lumière à la surface des vagues. Tante Belma place le trente-trois tours sur la platine. La pochette posée contre un pied du meuble présente une femme aux ongles peints en rouge, appuyée à un guéridon. Avec la forme de son corps, dans cette robe et à ce guéridon, elle ressemble à tante Belma, qui porte une robe et une coiffure à l'américaine et possède un guéridon en marbre rose de Marmara, auquel elle s'assied, sur le balcon par beau temps, pour boire son thé bien noir. La dame de la pochette est une chanteuse amerikali du nom d'Anita O'Day. Sa robe cintrée laise voir ses chevilles comme dans les réclames des magazines qui disent aux dames: fais-les danser, tes chevilles, fais-les danser au rythme de la musique d'Anita O'Day ! Une fois le vinyle noir posé sur le tourne-disque, quand l'appareil se met à crépiter et que les accords d'un piano retentissent au milieu d'un tapis de violons jouant à l'unisson, la voix d'Anita O'Day se met à chanter gaiement une mélodie en anglais qui parle des lovers dans la langue enjouée du swing. [...]
« Le swing d'Anita O'Day remplit la pièce et la voix maintenant imprime sa cadence. Projetant ses talons vers l'arrière pendant que ses coudes cisaillent l'air pour se frayer une chemin dans une foule invisible, la tante s'approche et me prend le visage dans ses mains. Je pose ma tête dans le creux des jambes qui remuent sous la robe et le rythme de son corps se transmet au mien. Mes mains agrippent alors son considérable derrière, ferme et qui roule sous l'étoffe parfumée. Les fenêtres sont ouvertes sur un morceau de vallée et laissent entrer l'air frais qui vient de la mer Noire. J'imagine Pikaso sous le balcon dans sa bicoque - son abri de planches, de tôle et de tuiles -, écoutant le swing qui vient de chez la tante. À quoi pense-t-il, alors ? À ses femmes ? Celles avec qui il aimerait être à cet instant précis, celles qu'il aimerait serrer contre lui pour les faire danser sur la terre battue de son terrain de fortune, pendant que les titres du disque se succèdent et donnent à la lumière une couleur différente ? À quoi pense Pikaso quand, l'instant d'après, on entend les craquements du haut-parleur en haut du minaret de la mosquée de Tarabya et que la voix du müezzin s'élève, lancinante et nasillarde ? Pikaso prie-t-il, seul dans son abri, quand résonne dans les collines boisées où coulent les eaux de source la prière du midi, ou pense-t-il à tante Belma, avec qui il partagerait bien quelques pas de danse avec en fond sonore le swing d'Anita O'Day ? »
David Boratav, Murmures à Beyoglu, Gallimard, 2009
« That Old Feeling », Tokyo, 1963