... parce que j'aime bien Marmande (lisez Lignes, la revue de son ami Surya), parce que Daniel Humair a déjà fait, il y a quelques semaines, badadoum tsoin tsoin dans ces colonnes, parce que les allusions au docteur Cordelier ne courent pas les boulevards et parce que je suis moi-même embarqué dans une longue et douloureuse série de tête-à-tête avec mon dentiste.

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« Qu'est-ce qu'un musicien? N'allez pas croire qu'il soit si simple de parler de musique. Ce qui sidère depuis trente ans mon dentiste, Jean T. Bertrand, artiste lyrique aussi, à sa façon: "Comment pouvez-vous écrire sur la musique ? Je ne comprends pas. Expliquez-moi." Depuis trente ans, cette énigme reste sans réponse. Non qu'à la longue je me lasse, ni qu'il soit bouché à l'émeri. Mais dans la situation de parole où il me coince (dont il profite, le traître!), la tentative peut durer encore trente ans: langue bloquée, un tas de bidules dans la bouche, le fameux tuyau aspirateur, du coton sous les joues, tel Jean-Louis Barrault dans l'abominable rôle du Docteur Cordelier (téléfilm de Jean Renoir, 1959), des borborygmes? Hélas, nous sommes bien plus proches des bruits d'évier.

« Donc, rien de moins aisé que de parler de Daniel Humair musicien. L'occasion? Constante. Il joue dans dix groupes, dirige son baby-boom (trois musiciens de quarante ans plus jeunes que lui), accompagne le gotha du jazz depuis 1958. Sans compter une série de trios brillants, de surprenantes découvertes, une curiosité doublée d'un tempérament fort.

« Pourquoi ai-je attendu la moitié de cette chronique pour lâcher le mot jazz? Pas seulement parce que les plus grands musiciens afro-américains n'aiment pas le mot jazz. Non: en raison des salades mentales qu'il déclenche. Ceux qui ne se sont jamais avisés de son existence le croient mort. Les autres caressent ravis une image de Glenn Miller au bord du Mississippi.

« Le malentendu culmine sur son Himalaya: le solo du batteur de jazz. Ah oui, Humair est batteur de jazz. J'ai retardé autant que possible le moment de l'avouer. La batterie (déjà le mot...) synthétise pourtant la mathématique de l'instant, la beauté du geste, l'écoute, l'anticipation, la force et la douceur, l'amour des autres, celui de la musique. Le public, de son côté, entend badaboum tsoin tsoin. Toujours applaudi comme au cirque, le solo du batteur, parfois assommant, peut être pourtant aussi remarquable qu'une cathédrale ou une équation à douze inconnues. Aussi immédiat, complexe, que ces peintures que ne cesse de produire Daniel Humair depuis quarante ans.

« Faute d'oreille ou de s'être penché sur la question, le public ne retient du solo que les borborygmes que j'offre à mon dentiste, en plus badaboum. Tsoin tsoin. Faute de regard, on ne voit pratiquement jamais que les peintures d'Humair n'ont strictement rien à voir avec sa musique. Dieu sait pourtant que tout le monde cherche la clé. Non, rien. Rien, sinon, l'essentiel: l'énergie vitale, la joie de jouer, son expression, devant les tambours ou devant la toile, immédiatement reconnaissable.

« Le vendredi 2 octobre, Humair est convié, en compagnie de ses invités de luxe, à fêter son jubilé au Châtelet. Bientôt une imposante monographie d'Humair peintre déboule en librairie. Enfin! Comment parler d'un peintre? »

Francis Marmande © Le Monde