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le vieux monde qui n'en finit pas
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17 octobre 2009

Raymond Federman et « Les Carcasses »

« [...] les Carcasses – les voilà – toutes entassées les unes sur les autres comme de vieilles peaux vides – tu es maintenant sur le tas – carcasse parmi les carcasses – toutes entassées les unes sur les autres comme de vieux chiffons sales à attendre leur tour d’être transmutées – les vieilles qui poireautent depuis bien longtemps – les nouvelles qui viennent d’arriver curieuses et anxieuses de savoir quand elles seront transmutées – car la transmutation ne se fait pas immédiatement – les carcasses ne se sont pas réincarnées dès qu’elles arrivent dans la zone des carcasses – il y a une période d’attente – une période d’incubation – si l’on peut dire – donc tu es là toi aussi à attendre ton heure – pas de tours de magie comme on l’a déjà dit – il faut espérer que les autorités se décident – oui appelons-les comme ça –  [...] eh toi là-bas viens ici – oui toi le nouveau – et on te dit que tu vas être renvoyé – mais pas forcément sur la planète d’où tu viens – les carcasses arrivent de tous les coins de l’univers – l’endroit où les carcasses sont empilées est une zone à part dans le grand vide de l’univers – [...] et donc ton tour est arrivé – te voici de retour sur la planète Terre en insecte – oui en mouche – imagine-toi maintenant vivre la vie d’une mouche – d’accord c’est une vie courte que celle d’une mouche – éphémère comme on dit – mais c’est quand même une vie – quel est ton principal but dans cette vie de mouche – ta raison d’être – d’abord becqueter la merde des autres espèces – bourdonner aussi – oui bourdonner autour des yeux des vaches qui n’arrêtent pas de te flanquer de bonnes claques avec leur queues – ou bourdonner autour des humains – à chercher la merde sur les vitres des fenêtres ou sur les écrans des télévisions – mais un jour tu atterris sur le bras ou le crâne d’un bonhomme – et paf – il t’aplatit avec sa main    il t’écrase – t’extermine – et tu redeviens carcasse – quelle espèce de vie était-ce là – te revoilà dans la zone des carcasses – ah t’es déjà revenue te disent celles qui sont encore là à se morfondre – le temps passe – non le temps ne passe pas parce que dans la zone des carcasses le temps ne bouge pas – y a pas de temps – y a rien – voilà pourtant que c’est déjà ton tour – c’est passé vite finalement – aucune raison n’est donnée – on ne questionne pas les autorités – ce coup-ci on te renvoie en fleur – une jolie rose rouge dans le jardinet d’un de ces nouveaux riches banlieusards qui habitent la côte californienne – tu es fière parce que tu sais que tu es belle et que tu sens bon – et les dames qui viennent rendre visite à madame la bourgeoise pour jouer au bridge te regardent en disant – oh quelle jolie rose – mais un jour la maîtresse de maison demande à la domestique d’aller cueillir une fleur dans le jardin et de  la mettre dans un vase pour décorer la salle à manger – la domestique arrive donc avec une paire de ciseaux et te coupe la tige – puis te met dans un vase en cristal avec de l’eau – très vite l’eau se met à sentir mauvais – ça devient insupportable – tu baignes dans un jus saumâtre – commences à te flétrir – la maîtresse de maison demande à la domestique de jeter cette fleur fanée et de la remplacer par une autre – alors la domestique vide l’eau trouble et puante du vase dans l’évier puis te jette aux ordures – et te voici de retour parmi les carcasses – quelle espèce de vie était-ce là – te revoilà sur le tas de carcasses et tu attends – tu attends longtemps cette fois – peut-être deux siècles – même plus – mais puisque le temps n’existe pas dans la zone des carcasses tu ne te rends pas compte pendant combien de temps tu attends – mais tu t’emmerdes ferme – tu voudrais bien être transmutée encore une fois – tu es jalouse des carcasses qu’on renvoie – tu t’en fous de ce que tu pourrais devenir pourvu qu’on te transmute – finalement les autorités t’appellent et te disent que tu es demandée parmi les lions d’Afrique – il y a une pénurie de lions mâles sur la planète Terre – la plupart des lions sont devenus stériles – te voila donc en Afrique – au Kenya parmi trois lionnes bien sexy et une bande de jeunes lionceaux – toutes les quinze  minutes – cela a été scrupuleusement relevé lors d’observations scientifiques – l’une des lionnes vient te chatouiller pour une partie de plaisir – tu te lèves de ton coin de rêve à l’ombre d’un grand arbre exotique – tu grimpes la lionne tires un coup puis retournes te coucher à l’ombre pour rêver à une autre vie – c’est une existence agréable – riche en nourriture – les trois lionnes y veillent – beaucoup de viande de gazelle de zèbre – et puis c’est marrant de jouer avec les petits – tu t’amuses bien – tu vis tranquillement ta vie de roi de la jungle oisif – mais un jour des humains viennent dans la savane – des Noirs et des Blancs – les Blancs portent de drôles de chapeaux clairs en paille tressée et brandissent des fusils – les Noirs eux semblent s’en foutre – ils regardent les Blancs s’acharner contre toi – mais ces humains ne sont pas là pour faire de toi une carcasse – ils veulent simplement te capturer – alors ils t’attrapent dans un grand filet – te mettent dans un cargo – et te voilà en route vers ce qu’ils appellent la société civilisée – [...] »

raymond_federman

Né à Montrouge en 1928, Raymond Federman est mort la semaine dernière à San Diego (Californie). Les Carcasses, dont Léo Scheer a publié il y a trois mois l'édition définitive, était son dernier livre. Ne pleurons pas. Il est sans doute en train de se taper de la gazelle du zèbre de la lionne à l'ombre d'un grand arbre exotique. Il ne risque rien, les chasseurs blancs n'ont jamais été fichus de le mettre en cage.

Sur son blog, on trouve de quoi réfléchir, et la lettre que Simone Federman a écrite le jour de sa mort (« My father died this morning. Last night I read all of The Voice in the Closet to him in one breath, 75 pages: one sentence. I stopped on page 61 to cry, and then we both cried at the end. ...») ICI , aussi, un curieux texte de François Bon.

federman_chut

Merci Sami.

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