« Le libertaire du président »
Chronique de Jean-Pierre Garnier [ 28/1/2010, sur le site des Editions Agone ]
Il faut dire que notre chantre hexagonal de l’«hédonisme libertaire» n’y était pas allé de main morte. Non content de prendre au pied de la lettre et pour argent comptant la énième profession de foi démagogique du président de la République, il le mettait au défi de mettre ses actes en accord avec ses paroles en le sommant d’inscrire dorénavant son combat «dans la logique du socialisme libertaire» dont Albert Camus aurait été, si l’on en croit Onfray, l’une des figures majeures. «En agissant de la sorte», certifiait ce dernier pour clore sa supplique, Nicolas Sarkozy se trouverait «à l’origine d’une authentique révolution qui nous dispenserait d’en souhaiter une autre».
Ne seront cependant surpris par cet étalage d’infatuation et de servilité que ceux à qui avait échappé, deux ans auparavant, le «dialogue», pourtant fortement médiatisé, opposant comme larrons en foire le philosophe et le futur président de la République dans l’un des salons confortables du ministère de l’Intérieur, où le patron des flics de France avait invité son libertaire à un petit déjeuner pour débattre, entre autres, de l’existence de Dieu et de la différence entre le Bien et le Mal[1].
À lire la présentation que fit par la suite Onfray de cette rencontre au sommet de l’ineptie et de la cuistrerie, avantageuse pour lui et reproduite par ses soins sur plusieurs sites Internet, l’incompatibilité de la vision du monde des deux zigotos serait totale. La suite devrait néanmoins permettre d’en douter.
On sait que, jour après jour, la criminalisation des formes non homologuées par l’État de résistance à l’ordre capitaliste progresse à pas de géant[2]. Elle a revêtu un aspect aussi spectaculaire que grotesque avec la rafle opérée le 11 novembre 2008 sur le plateau des Millevaches d’un prétendu groupe de terroristes virtuels qui avaient osé mener une vie non conforme à cet ordre, avec, circonstance aggravante, l’assentiment et l’appui de la population locale. Or, voilà qu’un philosophe, tendance hédonisto-égologique, très coté dans les salons libertaires et les salles de rédaction des grands médias, quand ce n’est pas dans les palais de la République, n’avait rien trouvé de mieux que de jouer les Monsieur Loyal dans ce show sécuritaire en traitant ces jeunes dissidents de «rigolos», «crétins» et «adolescents attardés»[3]. Comparons avec la réaction d’un autre philosophe, italien celui-là, qui prenait leur défense, discernant en eux de nouvelles victimes de «lois et de mesures de police qu’on aurait autrefois jugé barbares et antidémocratiques », n’ayant « rien à envier à celles qui étaient en vigueur en Italie durant le fascisme»[4].
En fait, les «rigolos», les «crétins» et autres «adolescents attardés» n’étaient pas à rechercher du côté d’un village perdu de Corrèze. Mais bien plutôt dans les salles de rédaction, les studios de radio ou sur les plateaux de télévision parisiens où le rocambolesque storytelling antiterroriste concocté par la DCRI (Direction centrale du renseignement intérieur) avait fait saliver les journaleux du Parti de la presse et de l’argent au point de leur faire oublier les rudiments les plus élémentaires de ce qui est supposé être leur métier. Sans doute est-ce parce qu’il est devenu un assidu de ces hauts lieux de la désinformation que le philosophe français mentionné plus haut en est venu à gober sans broncher les fariboles du premier plumitif venu. «La présentation des faits par les médias, relayant à chaud, faute de mieux [sic], la version policière ne semblait faire aucun doute», expliquera-t-il peu après à Libération en guise d’excuse[5]. Sans s’apercevoir qu’il ne faisait qu’aggraver son cas. Car, fût-il autoproclamé, comme c’est souvent le cas, un «libertaire» est tout de même censé savoir que la presse de marché n’a jamais répugné à relayer, quand elle ne les anticipe pas, les mensonges les plus éhontés des pouvoirs en place.
Il faut dire qu’à cet adepte d’une «gestion libertaire du capitalisme», selon ses propres termes, la critique radicale dont ce dernier fait l’objet est toujours demeurée totalement étrangère. La veille du raid des encagoulés sur Tarnac, il faisait encore part aux téléspectateurs d’une chaîne publique de son opinion à propos du capitalisme, réduit par lui à «un mode de production de richesses qui suppose la propriété privée. Qui peut être contre? Comment peut-on être contre?», feignait-il de s’interroger[6]. Que cette propriété privée soit celle des moyens de production, et que ladite richesse ne soit pas autre chose que de la plus-value extorquée aux prolétaires sur la base du travail salarié, ne paraît pas effleurer le conscience de notre philosophe. Qui parle d’«exploitation»? Pas lui, en tout cas. Et pour cause.
Le Monde libertaire vient de publier un hors-série de fin d’année où figure, en cahier central, une série de points de vue, émanant de lecteurs de ce journal, censés répondre à la question «Quelle alternative au capitalisme et à la social-démocratie?»[7] Interrogation qui a dû paraître bien saugrenue à notre rebelle de confort. Parmi ces points de vue, en effet, on trouve, outre le mien[8], celui de Michel Onfray. Or, cet anarchiste couronné se déchaîne, avec une fougue digne d’un BHL, d’un André Glucksman ou d’un Alexandre Adler, contre le marxisme, «qui a montré ses limites dans ses grandes largeurs» ; contre le «communisme pour demain», qui «a surtout prouvé la dictature pour aujourd'hui» ; et contre «ces prétendus révolutionnaires, animés la plupart du temps par le ressentiment doublé d’une forte passion pour la pulsion de mort».
Onfray en profite pour nous resservir en prime sa conception d’un «socialisme libertaire» qui aurait l’«avantage de mettre le prétendu révolutionnaire au pied du mur», car non seulement un «capitalisme libertaire est possible», mais il est, pour ainsi dire, inévitable puisque, toujours selon notre fonctionnaire de l’incorrection politique, «le capitalisme est aussi vieux que le monde et durera autant que lui», donc compatible avec «une perspective de révolution concrète libertaire».
Telle serait donc cette «authentique révolution qui nous dispenserait d’en souhaiter une autre» qu’Onfray avait donné pour mission de réaliser à Sarkozy. Dans quel sens ? Les gens intéressés pourront découvrir la réponse, aussi indigente que prétentieuse, dans le reste de l’article.
Faut-il laisser passer sans réagir une profession de mauvaise foi qui témoigne à la fois d’une ignorance crasse de ce qu’est le capitalisme (et la pensée marxienne, confondue avec l’idéologie marxiste) ? Faut-il laisser fleurir ces illusions mêlées de couardise typiques du néo-petit-bourgeois qui rêve d’en finir avec la domination sans avoir à s’affronter avec les dominants ?
Onfray libertaire ? À lire ou à entendre ses propos, ce serait plutôt Onfray-mieux-de-se-taire.
Jean-Pierre Garnier
Jean-Pierre Garnier est notamment l'auteur de Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite-bourgeoisie intellectuelle et l'effacement des classes populaires, à paraître en mars 2010 aux éditions Agone.
[1] Entretien Onfay-Sarkozy, Philosophie magazine, n° 8, mars 2007.
[2] On s’en convaincra en lisant l’ouvrage roboratif récemment paru de Claude Guillon, La Terrorisation démocratique, Libertalia, 2009.
[3] Michel Onfray, Siné hebdo, 19 novembre, 2008.
[4] Giorgio Agamben, Libération, 19 novembre 2008.
[5] Michel Onfray, « Rebonds », Libération, 3 décembre 2008.
[6] Michel Onfray, « Mots croisés », France 2, 10 novembre 2008.
[7] Le Monde libertaire, 29 décembre 2009-22 février 2010.
[8] Il s’agit du texte Renouer avec un anticapitalisme assumé.
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