Sport, domination, frustration, fascisme
~ De l'euphorie au lynchage Une nouvelle éclipse de la raison replonge la France dans l'obscurantisme du ballon rond L'élimination logique de l'équipe de France vient de mettre un terme aux frasques pitoyables de joueurs qui sont, en dernière instance, les produits frelatés de la World Company du football gangrenée par la chasse aux droits télévisés, aux contrats de sponsoring et aux salaires pharaoniques. Cela déclenche à présent de très vives réactions dans le camp des supporteurs frustrés. Partout, dans les foyers, les bars, les lieux publics et bien sûr dans l'espace médiatico-politique, on assiste à des désirs de vengeance et des manifestations agressives particulièrement symptomatiques: chasse au bouc émissaire, dénonciation des traîtres, haine des perdants que l'on voulait voir gagner à tout prix, convocation d'un "nouvel ordre" pour "purifier" un climat délétère, etc. Rien ne semble assez violent pour laver l'affront aux vertus outragées, apaiser les enthousiasmes déçus. Il n'est d'ailleurs pas exclu que des sanctions soient prises contre les "traîtres", les "déserteurs" et les "mutins" comme dans n'importe quelle "république ballonnière" d'Amérique du Sud ou d'Afrique. En quelques semaines, les "héros" de la nation, les "modèles pour la jeunesse" que tous les sponsors s'arrachaient pour "faire rêver les gens" sont passés de l'hôtel de luxe au grand cirque romain. Les petits Néron baissent le pouce, les gladiateurs doivent périr. La "génération caillera ("racaille")" est fantasmatiquement opposée à la "génération Platini" et à la "génération Zidane". Ceux qui ne "mouillent pas le maillot tricolore" et "déshonorent la France" sont désormais jetés en pâture à la vindicte populaire via les médias et une pléiade "d'experts" en nettoyage plus blanc que blanc. Les députés UMP et la ministre des sports, Roselyne Bachelot, fustigent les "racailles" et les "petits merdeux" qu'ils adulaient et protégeaient naguère. Nicolas Sarkozy demande au gouvernement, incapable de légiférer sur les avantages fiscaux des footballeurs, de "veiller à ce que les joueurs ne touchent aucun avantage financier" et réclame, ultime démagogie, des "Etats généraux du football français" après ce "désastre". Annulant ses rendez-vous politiques importants, il reçoit même l'émissaire secret Thierry Henry à l'Elysée pour un mystérieux entretien le jour de la grève intersyndicale contre la réforme des retraites. Derrière un libéralisme de façade, le sport d'Etat à la soviétique refait surface ! Tant et si bien qu'après avoir été sommés de devenir le 13e homme durant les matches des Bleus dans un grand élan de "supportérisme" obligatoire, voilà que les Français sont invités à couper les têtes frondeuses. L'ensemble de ces réactions partisanes a pour moteur une identification irrationnelle à l'équipe de France championne du monde 1998 et une mystique fervente à l'égard des supposées valeurs dont le football serait porteur (fair-play, fraternité, intégration, etc.). Or ce sont très exactement ces composantes caractérielles coagulées dans la masse qui cimentent les "meutes supportéristes" idolâtres, dominatrices, chauvines et revanchardes. Le psychiatre et psychanalyste Wilhelm Reich (1897-1957) parlait à cet égard de "peste émotionnelle", qui se manifeste notamment sur le plan social par des flambées de xénophobie, de sadisme, de bellicisme, de haine raciale, de délation. L'écrivain Elias Canetti (1905-1994), pour qui les manifestations sportives étaient la voix de la masse, voyait dans la "masse ameutée" une concentration résolue à tuer, symboliquement ou non, au sein de laquelle chacun veut participer, porter son coup et frapper la victime. Il faut donc bien comprendre que ces volontés massives et spontanées de lynchage que l'on retrouve systématiquement dans toute forme de société intégriste ou totalitaire font partie intégrante du football-spectacle. A tous les niveaux de la compétition mondiale, les matches sont à présent devenus des exutoires aux pulsions mortifères. Dans un contexte d'affrontements binaires, "à la vie à la mort", entre équipes qui représentent "tout" pour les supporteurs et qui sont au centre d'enjeux identificatoires instrumentalisés par les puissances économiques et politiques qui contrôlent le football, tout ce qui vient frustrer les vibrations collectives et les extases de victoire suscite chasses à l'homme, bagarres généralisées, émeutes contre l'ennemi, désignation et persécution des "coupables" ou "responsables". Ces déchaînements de "violences mimétiques" (René Girard), ces explosions de haine archaïque et régressive ne sont pas simplement le reflet dans le milieu du football d'une société désintégrée par les crises successives de la mondialisation. Elles sont aussi le résultat spécifique de la violence symbolique structurelle du football et du sport en général: celle qui consiste à opposer les gagnants aux perdants, les forts aux faibles, les champions aux "loosers" dans une logique obsessionnelle de sérialisation inégalitaire. Depuis la qualification des Bleus pour la Coupe du monde 2010 grâce à une main de Thierry Henry, le football s'impose donc plus que jamais comme une manipulation des émotions dans l'espace public de notre société. La "footballisation" des esprits, y compris chez bon nombre d'intellectuels, de journalistes, de stars du show-business et de responsables politiques s'est incontestablement aggravée depuis l'hystérie collective de 1998: une nouvelle éclipse de la raison replonge la France dans l'obscurantisme du ballon rond. Sofia Eliza Bouratsis, doctorante en philosophie à l'université Paris-I Jean-Marie Brohm, professeur de sociologie à l'université Montpellier-III Fabien Ollier, directeur de publication de la revue Quel Sport ? © le journal le monde |