Lectures pour tous : Richard Powers
Teresa ne lisait pas la musique. Mais je n’avais jamais rencontré quelqu’un d’aussi musical. Elle écoutait les bluettes de trois minutes du hit-parade avec une solennité que la plupart des gens réservent à la pensée de leur propre mort. Un accord diminué au bon endroit pouvait lui transpercer les côtes et libérer son âme. La musique s’élevait du sol et pénétrait en elle par les pieds. Quand elle en était privée, même pour une courte période, elle devenait apathique. Le va-et-vient le plus insipide de la tonique à la dominante pouvait la ragaillardir. [...]
Sa collection de disques était colossale. Ça partait dans toutes les directions. Sa méthode de classement était complexe et je tentai pendant plusieurs semaines de la comprendre. Lorsqu’enfin je baissai les bras et lui demandai, elle me répondit dans un rire honteux :
– Ils sont classés au bonheur.
Je regardai à nouveau.
– Au petit bonheur ?
Elle fit non de la tête.
– Selon le degré de bonheur qu’ils me procurent.
– Vraiment ?
Elle opina, sur la défensive.
– Est-ce qu’il leur arrive de changer de place ?
Je scrutai de plus belle, et tous les disques se mirent à constituer un hit-parade géant, trahissant à la perfection l’esprit de cette femme.
– Bien sûr. Chaque fois que j’en sors un pour l’écouter, je le remets à une autre place.
Je l’avais vue faire, sans y prêter attention. Je ris, puis m’en voulus immédiatement en voyant l’effet de mon hilarité sur son visage.
– Mais comment arrives-tu à retrouver ce que tu cherches ?
Elle me dévisagea comme si j’étais insensé.
– Quand j’aime une chose, je sais à quel point, Joseph.
Richard Powers, Le Temps où nous chantions, Le Cherche Midi,
trad. Nicolas Richard, p.534.