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le vieux monde qui n'en finit pas
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4 février 2011

Le monde perdu de Vittorio De Seta (Philippe Delvosalle)

[Reçu de Ph!l, dit gLgL, le texte passionnant que voici. Puisqu'il est encore inédit, je le colle ici in extenso.]

~

Dix courts métrages de Vittorio De Seta :

Les dernières pulsations de la vieille Italie du Sud

Au bout d’à peine quelques dizaines de secondes d’immersion, visuelle et auditive, dans le labeur quotidien des pêcheurs du Temps de l’espadon, premier court métrage de Vittorio De Seta repris ici, notre attention et notre intérêt sont déjà solidement harponnés. Trois ou quatre courts métrages plus loin, plus de doute, c’est bel et bien de révélation et de bouleversement qu’il convient de parler ! Dans une palette de couleurs rarement vue (les tons, tour à tour pastels et saturés, de la pellicule Ferraniacolor – mer bleue, mer noire ou mer d’argent; ors des blés, oranges intenses de la lave incandescente, etc.) et selon des fils narratifs sonores aussi époustouflants qu’ils sont simples et discrets (on y reviendra), l’ancien étudiant en architecture enregistre – de son propre aveu, en partie sans tout à fait s’en rendre compte – les dernières palpitations d’un monde (rural, traditionnel, artisanal, manuel, dialectal, etc.) vieux de plusieurs millénaires et en train de disparaître. Dans le cinéma de Vittorio De Seta il y a donc, d’une part, une forme qui nous charme et nous happe et, d’autre part, la remontée à la surface des pièces enfouies d’un puzzle humain, vieux de cinquante ans, mais qui pourrait presque aussi dater d’il y a deux cents ou deux mille ans, et qui nous confrontent à des parts désormais manquantes de nous-mêmes.

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Parmi les connaisseurs en matière de cinéma documentaire, De Seta est loin d’être un inconnu; ses films sont régulièrement projetés en cinémathèques ou dans des cycles ou festivals dévolus au "cinéma du réel". Il apparaît néanmoins clair que le magnifique travail de restauration mené par la Cineteca di Bologna, en étroite collaboration avec le cinéaste octogénaire, et la sortie en DVD des dix courts métrages ainsi revigorés, permettra de toucher un nouveau public. On avait déjà pu voir il y a quelques années De Seta lui-même et des extraits de deux de ses films (La Soufrière et, encore, Le Temps de l’espadon), dans le documentaire Alan Lomax : The Songhunter que le réalisateur hollandais Rogier Kappers avait consacré au voyage européen du collecteur américain de musiques traditionnelles. De Seta a en effet rencontré Lomax et son collègue italien Diego Carpitella alors qu’ils enregistraient les chansons des mineurs et des pêcheurs siciliens. Les chants populaires sont d’ailleurs très présents dans les films de De Seta et – même s’il ne s’agit pas de son direct et que la bande-son ne correspond donc jamais exactement au moment filmé – ils offrent une bonne occasion d’associer l’écoute au regard et d’appréhender ces nombreux chants de travail ou de fêtes dans le contexte, presque toujours collectif et communautaire, qui les a fait traverser les siècles (scansion de la remontée des filets de pêche, lessive à la main sur les bords des torrents de montagne, soirées de danse sur la plage au retour des bateaux, etc.). Mais le travail sur le son va plus loin que ça. Le tressage de la corde sonore à laquelle le monteur De Seta accroche ses plans ("La bande-son est généralement un complément de l’image, chez moi elle est une structure, une colonne vertébrale.") intègre d’autres types de fibres que les chants: paroles (assez rares), cris d’hommes et d’animaux, cloches, outils, moteurs, bruits du vent, etc. Et, tout comme à l’image il recrée par le montage de plans disparates et d’échelles variables (par exemple de gros plans de mains moulant un fromage en devenir ou de pieds foulant la rocaille à un plan lointain du même berger, minuscule dans la montagne qui le dépasse) une émotion ressentie lors du tournage, au son il mixe aussi des enregistrements d’"échelles" différentes: proches ou lointains, nets ou plus flous, tranchants ou fondus.

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Et là, à la conjonction de la double traduction de l’action filmée par le son et par l’image, il y a sans doute l’élément le plus fondamental et le plus singulièrement maîtrisé du cinéma de De Seta: le rythme ! Dès son premier film, alors que la barque des pêcheurs fonce vers l’espadon repéré par la vigie, il y a un effet d’entraînement polyrythmique entre les coups de rame effrénés, le chant de cadence qui les soutient et l’articulation des plans par le montage. Dans un même ordre d’idées, dans Bergers d’Orgosolo, c’est le son des jets de lait, des pis de deux biquettes dans le seau en métal des bergers qui les traient, qui ponctue le déroulement d’une séquence.

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Neuf des dix courts métrages compilés ici respectent un canevas presque identique: huit à dix minutes de durée ("Condenser un monde en dix minutes", dit De Seta), le titre – toujours dans la même typo –, un assez court carton explicatif (où ? qui ? quoi ?) qui permettra ensuite d’éviter le discours surplombant d’une voix off ("Privilégier une culture locale méprisée en mettant de côté la culture métropolitaine présomptueuse") et, très souvent, le déroulé de l’action au cours d’une journée, de l’aube au crépuscule ou à la nuit. Mais le documentariste casse régulièrement l’éventuelle monotonie qui pourrait découler de cette norme. D’une part, d’un film à l’autre, par la variété des sujets (pêche à six au harpon, pêche à cent au filet, extraction souterraine du soufre, battage manuel du blé, transport par monts et par vaux, à dos d’hommes, d’un gigantesque tronc de sapin afin de le transplanter dans un village calabrais pour fêter le retour du printemps, etc.) et, d’autre part, au sein même de certains de ses films, par un sens affirmé de la rupture. Ainsi, les deux pêches ici documentées [et l'on sait que de L’Homme d’Aran (1934) de Robert Flaherty à La Peau trouée (2004) de Julien Samani, en passant par exemple par Barravento (1962) de Glauber Rocha et Pour la suite du monde (1963) de Michel Brault et Pierre Perrault, la pêche a – plus que toute autre activité humaine – jalonné l’histoire d’un certain cinéma du réel] amènent, par leurs différences intrinsèques, des courts métrages qui ne peuvent être confondus. La pêche à l’espadon telle que filmée par De Seta en 1954 (et telle qu’elle allait disparaître dès 1956!) se pratique en barque, à six (quatre rameurs, une vigie en haut d’un petit mât, un harponneur à la proue de l’esquif) et, une fois le poisson repéré, elle se rapproche à la limite de la chasse via une poursuite très physique de l’animal. Cinématographiquement (à l’image et, bien sûr, chez De Seta, aussi au son) cela se traduit par un moment d’intense effort physique, très bruyant, auquel succède très soudainement un moment de quasi-recueillement et de silence, dès le harponnage de la bête. La pêche au thon "à la madrague" que De Seta filme en couleurs en 1956 (presque sur les mêmes lieux et selon les mêmes gestes que Roberto Rossellini en noir et blanc pour sa fiction Stromboli avec Ingrid Bergman en 1949) nécessite pour la remontée des filets et de dizaines de poissons plus grands qu’un homme, la présence de dizaines de pécheurs. La dynamique (de l’action et de son enregistrement cinématographique) est ici opposée à la précédente: à deux séquences calmes (l’attente, et le début de la remontée des filets), succède très subitement une phase chaotique d’une violence presque indicible, quand le banc de poissons en vient à manquer d’eau et que les pécheurs hissent brutalement à bord des bateaux les corps sanguinolents des dizaines d’animaux.

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En quelques années, de 1954 à 1959, dans le seul Sud de l’Italie et ses marges (Sicile, Calabre, Sardaigne), Vittorio De Seta a filmé l’extinction d’une société archaïque où l’individu faisait partie d’un tout, d’une communauté (avec aussi, bien sûr, hors champ, le poids du contrôle social que ce vivre-ensemble impliquait). Par l’immigration (vers le Nord du pays, le Nord de l’Europe, vers la Belgique) et "le vaudou du Progrès" ("Ce que les fascistes n’avaient pas réussi à obtenir par la "répression scolaire" des dialectes, la télévision y parvint en quelques années à peine"), ce monde et sa culture allaient très vite se voir atomisés. Vittorio De Seta, comme ses amis collecteurs de musiques populaires, en aura au moins gardé une trace. Une trace poignante. 

Philippe Delvosalle

Vittorio De Seta, Le Monde perdu 1954-1959,
Carlotta/Cineteca di Bologna, 2010

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