Yann Le Masson, par Patrick Leboutte
Yann Le Masson
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La maison, le monde
« De Yann Le Masson, j’ai d’abord connu la légende: le communiste, le baroudeur, l’opérateur samouraï; l’ancien para qui, rentré d’Algérie, se mit au service du FLN; le pédagogue enseignant l’optique à Cuba comme on transmet un poème; l’homme à la caméra par excellence, offrant une fresque eisensteinienne aux combattants de Narita, près de Tokyo, et aux militantes du MLAC d’Aix-en-Provence l’un des joyaux du documentaire français. Ses principaux films ont regardé l’actualité occupée à devenir l’Histoire et profondément marqué celle du 7e art. J’ai huit ans (1961) reste ainsi ce qu’un cinéaste peut faire de plus noble en temps de guerre, et Sucre amer (1963) le premier film européen à suivre une campagne électorale sur le vif, celle de Michel Debré à La Réunion, prolongeant l’ expérience américaine du Primary de Robert Drew tout en orchestrant le basculement du point de vue du côté d’un cinéma du peuple. Kashima Paradise (1973) demeure tout à la fois un monument du cinéma direct et le sommet visuel de l’analyse marxiste; Regarde elle a les yeux grands ouverts (1980), le document le plus juste sur les utopies communautaires et politico-sentimentales de la fin des années soixante-dix. Une telle filmographie est aveuglante, semblable biographie intimidante. Elles m’empêchèrent longtemps de voir cette évidence qu’en réalité chaque film de Yann est au départ un film d’amour.
« Pour le comprendre, il m’aura fallu attendre la fin de notre première rencontre, il y a deux ans, quand Yann me proposa de découvrir son film le plus secret, le plus intime, Heligonka (1984), comme un perche qu’il me tendait, une occasion d’ouvrir les yeux. Devenu père d’une craquante Julie, Patrick, son frère vivant sur une péniche, comme Yann lui-même depuis maintenant trente ans, perd la vue. Il aime jouer à l’accordéon. Lui reste alors à apprendre à voir à ses mains et à entendre sa fille. Les deux hommes s’épaulent et s’accompagnent mutuellement, composant ensemble le film de cette relation qui les transforme, le premier par ses images fraternelles, le second par sa parole inouïe portant loin l’écho de sa capacité à rester le maître de ce qui lui arrive. Dans cet échange, chacun finit par devenir un peu l’autre: autoportrait du cinéaste en aveugle et portrait de ce dernier en praticien de la vision. Entre Patrick et les siens, Yann et son équipe réduite, il n’y a pas de séparation, mais une communauté de présences proches dans laquelle dès le premier plan, avec le nouveau-né pour épicentre, nous sommes non seulement les bienvenus, mais conviés.
« Au fond, Yann a toujours travaillé de cette façon, éprouvant le besoin de vivre au plus près de ceux qu’il filme, partageant au quotidien, résidant sur les lieux en famille, en tribu, en couple, en amoureux, tous associés au tournage comme dans l’existence commune: "cinéma paradise", pourrait-on dire. Faut-il dès lors s’étonner que ses films aient accordé tant d’importance aux maisons – habitations détruites de J’ai huit ans, célébration du toit dans Kashima, maison commune des filles d’Aix, péniche d’Heligonka – comme autant de lieux où raccorder l’intime à l’universel ? Si le cinéma de Yann Le Masson a si bien parlé du monde, c’est abord parce qu’il s’est intéressé à ses habitants. »
Patrick Leboutte, Liège, janvier 2001
(Extrait du livret accompagnant le coffret de DVD qu'il publie chez Montparnasse
dans la collection "Le geste cinématographique", Kashima Paradise, le cinéma de Yann Le Masson.)
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Sachez que Leboutte présentera Kashima Paradise le mercredi 29 juin, 19h00, à l'Arenberg (Bruxelles). Cette soirée mise en place par le P'tit Ciné (merci Pauline) marque l'ouverture de l'Ecran Total, la programmation estivale de l'Arenberg.
On en profitera pour s'associer au mouvement visant à sauver ce cinéma indépendant quadragénaire des griffes des maquignons. Il y a même une pétition - CLIC.