Brasse coulée 2
« Un élément important me rendit supportables ces journées empreintes de tristesse et d’une ténébreuse beauté: j’avais découvert que nager sur le dos atténuait la couleur dans mon ventre. Pour cela, il me fallait renverser la tête le plus possible, et enchaîner plusieurs mouvements de bras sans reprendre mon souffle. Changeant de couleur à mesure qu’elle se densifiait, l’obscurité du Bosphore, sur laquelle j’ouvrais les yeux pendant que je nageais à reculons dans les vagues et le courant, éveillait en moi un sentiment d’infini qui ne ressemblait absolument pas à ma douleur amoureuse. [...] Parfois, je voyais des boîtes de conserve rouillées, des bouchons de bouteilles de soda, des moules noires ouvrant leur coquille et même les restes de très anciens bateaux. Et je me rappelais ma propre insignifiance face à l’immensité de l’histoire et du temps. [...] Je sentais que les eaux du Bosphore qui m’emplissaient la bouche, le nez et les oreilles flattaient les génies de l’équilibre et du bonheur qui m’habitaient. Pendant que, dans une sorte d’ivresse, je lançais alternativement les bras vers l’arrière, la douleur dans mon ventre disparaissait quasi complètement. Dès lors, j’éprouvais pour Füsun une profonde tendresse, qui me rappelait combien ma souffrance amoureuse était faite de colère et de ressentiment contre elle. »
Orhan Pamuk, Le Musée de l'innocence