Lectures pour tous : Bloch
Le soleil mourait à l’ouest et son sang tachait le sol.
J’aurais pu être poète, pensa-t-il. Écrivain. Mais c’eût été gâcher, grandement gâcher son talent. La vie d’un écrivain est courte, limitée à celle du papier sur lequel ses paroles sont inscrites, et à la capacité de mémoire de ses lecteurs. Le papier est friable et tombe bientôt en poussière, et les vers mangent la mémoire des hommes.
Et qui mange les vers ?
Le temps. C’est le temps, l’ennemi. Le temps mange les vers, le temps mange le papier, le temps mange le soleil. Le temps le mangeait, lui, fragment par fragment, morceau par morceau, jour après jour.
Le temps le rongeait la nuit, ici, dans cette misérable petite pièce. On appelait ça une chambre, mais bien entendu, c’était en fait une cellule. Une cellule avec des fenêtres grillagées par lesquelles, en mourant, on pouvait regarder le soleil mourir.
On lui disait qu’il était ici pour son propre bien, et que la porte verrouillée le protégeait des autres malades. Mais elle ne pouvait le protéger du temps. Qui le rongeait, nuit après nuit, qui l’empêchait de dormir. Et elle ne pouvait le protéger de ses protecteurs. Ils avaient une clé.
Robert Bloch, Night-World (1972), Monde des ténèbres,
Gallimard, Série noire, trad. Jean-Patrick Manchette, 1973.