« La France a-t-elle encore des préjugés moraux ? Les gendarmes de Guentis en avaient-ils ? Entre les siestes, les parties de bridge, les lectures érotico-policières, les tournées d’anisette au foyer, les repas chargés et les discussions vantardes, ils exerçaient la surabondante énergie de leurs grands corps adipeux sur les minables constitutions des fellahs sous-alimentés du canton.
Je me souviens du jour où la compagnie, d’une patrouille matinale, leur ramena deux Algériens, rencontrés dans la steppe, que le capitaine, je ne sais pourquoi, avait trouvés suspects. Ils s’en occupèrent aussitôt, sans même prendre la peine de préparer l’"électricité". Poings velus armés de lourdes chevalières, avant-bras charnus, pieds chaussés de pataugas: ils visaient le bas-ventre, le foie, l’estomac, le visage. Quand le sang coula, quand le sol du gourbi en fut trempé, les malheureux, agenouillés, durent lécher le terrible mélange de leur propre terre et de leur propre substance. C’est dans cette position qu’ils reçurent, pour terminer (les tortionnaires étaient en nage) un grand coup de pied en pleine figure. On leur fit pendant une heure encore déplacer d’énormes pierres, sans autre but que de les épuiser et d’aggraver les saignements. Et le soir même ils furent libérés. […]
Les gendarmes de Guentis, comme tous les pacificateurs de quelque expérience, partaient du point de vue qu’on ne saurait être Algérien innocemment. Le déchainement de brutalité perverse dont ils nous donnaient l’exemple, exemple parfois suivi hélas, dérivait de cette constatation élémentaire, de l’exaspération aussi et du sentiment d’impuissance. Car la France en est là ! il n’y a plus, dans l’ordre chauvin et colonial, qu’une solution possible en Algérie: l’extermination des Algériens, la décimation méthodique, le massacre des faux innocents. Aussi bien est-ce la solution soutenue, sans gêne aucune, par des colons, des policiers et des militaires "réalistes". Le sort des Australiens et des Peaux-Rouges d’Amérique du Nord, voilà ce dont ils rêvent pour les Français musulmans d’Algérie. »
« La paix des nementchas », Esprit, avril 1957.
Le mot de Minuit :
Robert Bonnaud est professeur agrégé d'histoire à Marseille. Rappelé en 1956 pour servir en Algérie, il a la pensée de refuser de partir, mais il cède et séjourne chez les Nementchas où il se livre à une propagande active contre la guerre d'Algérie, tandis qu’il fraternise volontiers avec les indigènes. Au retour, il témoigne de ce qu’il a vu, cherche à faire l’union des partis de gauche pour imposer la paix, contribue à fonder l’Union de la gauche socialiste sans accepter d’en faire partie. Puis, dans les groupes de Jeune Résistance, continue inlassablement le même combat. Il est arrêté en juin 1961 et enfermé dans la prison des Baumettes.
Sous le titre Itinéraire ont été rassemblées des lettres écrites d’Algérie, une correspondance avec Marius Chatignon, collaborateur de la revue Esprit, et des lettres de prison. La pensée est toujours ferme, toujours orientée dans le même sens, malgré les épreuves subies. Évidemment, on est très loin de la littérature officielle. Telle quelle, cette plaquette vaut comme témoignage d’un état d’esprit plus répandu sans doute qu’il n’y paraissait parmi les hommes du contingent ou les rappelés, mais que la prudence ou la méfiance empêchaient de se manifester.
A.M., Les Livres, décembre 1962
[Réédité en février 2012 par Minuit, à l'occasion du 50e anniversaire de la fin de la guerre de libération de l'Algérie.]