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le vieux monde qui n'en finit pas
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10 mars 2012

Annie Le Brun, Victor Hugo. "Nous sommes les aventuriers de notre idée."

Annie Le Brun: pour Hugo, aucune politique

ne se conçoit sans laisser place au rêve.

"Ce qui lui manque, c'est le manque." Voilà la raison majeure évoquée par Victor Hugo dans son William Shakespeare pour expliquer la défiance générale qui se sera exercée des siècles durant à l’égard de l’auteur de Roméo et Juliette. La force exceptionnelle de ce texte est que Hugo y parle autant de lui que de Shakespeare, développant la thèse que si "les génies sont outrés", "cela tient à la quantité d’infini qu’ils ont en eux", avec pour splendide corollaire que "cela viole le droit des neutres". Pourtant, si depuis quelque temps Hugo est soudain d’actualité, ce n’est pas cette image qui nous en est proposée. Loin s’en faut.

D’abord parce que, comme lors de chaque campagne électorale, du fait de l’immensité de son œuvre et de son sens de la formule, le voici à nouveau pris en otage par les pourvoyeurs d’"éléments de langage". Mais aussi parce que, cette année, la célébration du 150e anniversaire de la publication des Misérables ne nous aura épargné aucune banalité ni erreurs de rigueur.

D’autant que, jusqu’ici, personne, à ma connaissance, n’a mentionné ce William Shakespeare, pour une part écrit en réaction à l’accueil des plus réservés que la critique mais aussi certains amis – parmi lesquels George Sand, Théophile Gautier… – firent à ce roman, les uns et les autres se retrouvant à en dénoncer les outrances et plus encore quelque chose comme un inquiétant principe d’excès.

À quoi Hugo ne tarda pas à répondre, justement dans William Shakespeare: "Ne pas donner prise est une perfection négative. Il est beau d’être attaquable. Creusez en effet le sens de ces mots posés comme des masques sur les mystérieuses qualités des génies. Sous obscurité, subtilité et ténèbres, vous trouvez profondeur; sous exagération, imagination; sous monstruosité, grandeur."

Pour unanime qu’elle soit, l’actuelle célébration des Misérables ne change rien à l’affaire, quand chacun retaille Victor Hugo à sa mesure, comme si, cent cinquante ans après, il lui était encore reproché "lorsque tout le monde est petit" d’avoir "la manie de "faire grand"". Et bien sûr, sans qu’on se soucie d’échapper au travers qu’il déplorait par avance à propos des "vues partielles" qui "n’ont qu’une exactitude de petitesse (...). À qui n’interroge pas le tout, rien ne se révèle." (Proses philosophiques)

Ainsi ne manque-t-on pas aujourd’hui de reconnaître la justesse de telle ou telle de ses vues politiques – que ce soit sa condamnation de la peine de mort, sa dénonciation de ce qui lie le crime et la misère ou encore la revendication des droits de la femme... Pourtant, on se garde bien de remarquer comment, tels les génies qu’il célèbre, "ayant un but à eux, lequel dépasse le but", il trouve toujours le moyen d’opposer à "la solidarité des despotismes" un foisonnement visionnaire de libertés. S’agit-il de ne pas voir que si Hugo a combattu pour toutes les formes de liberté, c'est qu'il n’aura pu concevoir l’une sans l'autre ?

Autrement dit que "la profondeur", "l’imagination" et  "la grandeur", qu'il évoque à propos de Shakespeare, auront chez lui pareillement déterminé l’ampleur de ses vues, avec la certitude que tout se tient et que, de ce fait, tout peut changer. Car telle est, indissociable de son génie poétique, ce qu’on se sera jusqu’à aujourd'hui tant efforcé d’occulter, cette prodigieuse capacité de refuser ce qui est pour se projeter dans ce qui n’est pas, ou mieux de miser, comme il le dira dans Le Promontoire du songe, sur "le monde qui est et qui n’est pas".

Lamartine ne s’y est pas trompé, voyant dans Les Misérables "l’épopée de la canaille", en ce qu’y prédomine "la plus meurtrière, la plus terrible des passions, à donner aux masses", la "passion de l'impossible", c'est-à-dire "l'excès d'idéal", laissant "espérer aux peuples, fanatisés d'espérance, le renversement à leur profit des inégalités organiques créées par la force des choses", jusqu'à les persuader que "les deux bases fondamentales de toute société non barbare, la propriété et la famille, ces deux constitutions de Dieu et non de l'homme, peuvent être déplacées sans que tout s'écroule à la fois sur la tête des radicaux comme des conservateurs, c'est là le rêve, c'est là la démence, c'est là le sacrilège, c'est le drapeau rouge ou le drapeau noir de la philosophie sociale".

Pour irrecevable que soit le propos, il n'est pas si anachronique qu'on voudrait le croire, à en juger par trop de discours actuels, dans la mesure où cette "passion de l'impossible" est devenue la chose la plus inconcevable. À commencer dans le champ politique, où, de la droite à la gauche, il ne fait désormais aucun doute qu'il n'y a pas d'alternative à une crise, permettant de justifier toutes les conduites d'acceptation, voire de soumission, pour finalement ne s'occuper que de gérer une situation calamiteuse que, par là même, on travaille à installer.

De toute façon, voilà longtemps que rien n'est venu véritablement s'opposer à l'ordre des choses, depuis que ceux qui prétendent mener une critique sociale ne se rendent pas compte de l'anachronisme de leurs armes, continuant à confondre rationalité et radicalité tout en cherchant leur sérieux à se démarquer du domaine sensible. Et cela jusqu'à ne pas voir que l'intériorisation grandissante de la technique favorise chaque jour un peu plus ce mode d'asservissement tranquille, que dans les dernières décennies une certaine modernité intellectuelle aura cautionné sinon provoqué par sa haine de l'utopie.

Du coup, le politiquement correct se porte aujourd'hui avec le cynisme à la boutonnière, tandis que, du côté des arts, un consternant réalisme s'est imposé en toile de fond, devant laquelle les mômeries de la subversion subventionnée vont de la surenchère misérabiliste à l'inanité à prétention métaphysique. Et la seule idée de regarder ailleurs et autrement tient de l'inconvenance, depuis que l'incitation à être réaliste est en train de devenir le mot d'ordre universel.

Hugo aurait-il pressenti cette évolution, quand, dès les débuts de la société industrielle, il lui prend l'idée d'imaginer un curé défroqué devenu républicain athée, qui a pour profession de foi: "Guerre au merveilleux, que le peuple ne croie qu'à lui-même... Mort aux rêves !" On ne peut s'empêcher de le supposer, dès lors que, poursuivant, il ne se fait pas faute d'avancer: "Vos problèmes économiques sont une des glorieuses préoccupations du XIXe siècle. (...) Supposons-les résolues. Voilà le bien-être universel créé, progrès magnifique. Est-ce tout ? (...) Vous me faites horreur avec votre ventre satisfait." (Proses philosophiques) Quitte à s'opposer à la plupart de ses contemporains socialistes, auxquels il reproche de ne se préoccuper que des nécessités économiques, en en montrant le danger:

« Certaines théories sociales, très distinctes du socialisme tel que nous le comprenons et le voulons, se sont fourvoyées. Écartons tout ce qui ressemble au couvent, à la caserne, à l'encellulement, à l'alignement (... ). » (William Shakespeare)

Si telle aura malheureusement été l'horreur engendrée par les différents régimes communistes, il serait difficile de ne pas constater que nos sociétés de consommation, par le détour de la marchandisation, n'en auront pas moins travaillé au plus inquiétant formatage des êtres et des choses, s'appuyant sur un refus du rêve et du merveilleux qui gagne tous les domaines. À ce point que réalisme politique et réalisme artistique se rejoignent désormais à s'y conformer aveuglément, pour barrer toute perspective et enfermer l'expression dans la redondance ou le recyclage.

Faut-il alors continuer d'ignorer que Hugo n'aura cessé d'en apporter l'antidote, en affirmant que "le rêve qu'on a en soi, on le retrouve hors de soi" et montrant du même coup que "l'étendue du possible est en quelque sorte sous nos yeux" ?

On a beaucoup disputé sur ses changements d'opinion politique mais sans se rendre compte que, contrairement à ce que font les autres hommes, c'est en se débarrassant de l'entrave idéologique qu'il aura commencé à voir, puis à dire, l'innommable de la misère, de l'injustice, comme l'intolérable usurpation du pouvoir par Napoléon III..., mais aussi à agir en conséquence. Rarement la hauteur de vue aura aussi bien servi un courage à longue portée qui va le conduire à tout risquer une nouvelle fois, même après dix-neuf ans d'exil, pour donner asile aux Communards en fuite.

Et l'extraordinaire est que le secret de ce courage, Hugo ne cherchera qu'à le faire partager, en montrant, que « personne n'est hors du rêve » et que « nous sommes les aventuriers de notre idée ». Autrement dit, en montrant comment le grand refus politique vient puiser au grand refus poétique. Car s'il affirme superbement que « l'irrésistible est au fond des révolutions », c'est qu'il aura été un des très rares à prouver que « comme on fait son rêve, on fait sa vie ».

Annie Le Brun (mars 2012, Le Monde)

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Commentaires
L
merci; une fois de plus Annie le brun; vous avez encore amplifié le chant de refus et de révolte depuis "si rien avait une forme..." et je m'enchante de lire cela sur l'immense aile de chauve-souris hugolienne (saluée par charles Duits, Meschonnic, Edgard Pich et vous...)Dans le combat pipé actuel, vous nous êtes précieuse entre tous, entre toutes...
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D
Dans l'océan de la pensée molle et conformiste, voilà qui fait plaisir à lire et à entendre. Heureusement qu'il reste encore quelques intellectuels comme Annie Le Brun qui n'ont pas totalement abdiqué...
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V
Merci pour le partage. Je suis tout caracho maintenant.
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