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Kenzaburo Oe au salon du livre, Paris, 17/3/2012 [source]

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« Un jour, un journaliste d’Hiroshima m’a demandé: "Est-ce que le monde se souvient de la misère humaine à Hiroshima à la suite du bombardement?" Cette question est restée gravée dans ma mémoire. Après l’accident à Fukushima, la première image qui m’est venue à l’esprit fut celle de ces dizaines de milliers de morts des bombardements atomiques, et des survivants qui endurèrent des souffrances incommensurables. Les occupants américains [Les États-Unis ont occupé militairement le Japon de 1945 à 1952. À Okinawa, l’occupation s’est prolongée jusqu’en 1972, ndT] examinaient les victimes, mais ne les soignaient pas: ils voulaient juste connaître la puissance destructrice de l’arme nucléaire. Nous n’avons connu les effets d’une exposition aux radiations que par la suite, grâce aux examens menés par des organismes privés, qui ont révélé l’apparition de cancers chez les irradiés, et leur caractère parfois héréditaire. Après l’accident de Fukushima, les médecins traitant des irradiés d’Hiroshima furent les premiers à mettre en garde contre les risques encourus par les habitants des régions contaminées. Pour des années, le Japon sera confronté aux suites de Fukushima. Jusqu’à présent, l’abolition de l’arme nucléaire a été ma préoccupation majeure. Désormais, l’arrêt des centrales est la priorité de mon activité citoyenne comme de mon travail littéraire. […]

Cette catastrophe [de Fukushima] met en lumière la fragilité de la démocratie jaonaise. Serons-nous capables de réagir ou bien resterons-nous silencieux? On saura dans dix ans si le Japon mérite encore l’appellation de nation démocratique. […] Car cette crise ne se réduit pas au désastre de Fukushima. Le plus désespérant pour moi est la "conspiration du silence" des compagnies d’électricité, des administrations, du gouvernement et des médias pour cacher les dangers. Depuis mars 2011 ont été dévoilés tant de mensonges – et il y en a probablement d’autres… La révélation de cette complicité des élites pour dissimuler la verité me bouleverse. Sommes-nous un peuple aussi facile à berner ? […]

Lors des bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki, j’avais dix ans et j’ai éprouvé un sentiment de soulagement: la guerre était finie et je pourrais aller à l’école. Puis, en grandissant, j’ai pris conscience qu’en dépit de la Constitution, qui stipulait le renoncement à la guerre, le Japon offrait l’île d’Okinawa aux États-Unis pour entreposer leurs armes nucléaires et qu’il s’engageait sur la voie de l’utilisation pacifique de l’énergie atomique. J’ai écrit alors Notes de Hiroshima et Notes d’Okinawa pour dénoncer ces dérives. […]

Après Fukushima, une réflexion morale s’impose: on ne peut juger l’énergie nucléaire simplement en termes de productivité. Les victimes des bombardements atomiques ont été les premières à souligner la dimension éthique de ces bombardements et à appeler à ne pas faire subir à d’autres les mêmes souffrances. Les dirigeants politiques ont ignoré leur appel. La "trahison" commença avec la loi de 1956 sur l’utilisation de l’énergie nucléaire à des fins pacifiques. Nous en avons recueilli les fruits à Fukushima. »

Kenzaburo Oe, propos recueillis par Philippe Pons (Le Monde, 16/3/2012)

Notes de Hiroshima vient d’être réédité en poche (Gallimard, "Folio", traduit par Dominique Palme). Notes d’Okinawa est toujours inédit en français.