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le vieux monde qui n'en finit pas
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11 avril 2012

Lectures pour tous : Bernardin de Saint-Pierre

« J’ai entendu plusieurs fois annoncer, dans nos foires, des monstres vivants; mais jamais je n’ai pu parvenir à en voir un seul, quelque peine que je me sois donnée. Un jour on afficha, à la foire de Saint-Ovide, une vache à trois yeux et une brebis à six pattes. Je fus curieux de voir ces animaux et d’examiner l’usage qu’ils faisaient d’organes et de membres qui me paraissaient leur être superflus. "Comment, me disais-je, la nature a-t-elle pu poser le corps d’une brebis sur six pattes, lorsque quatre étaient suffsiantes pour la porter?" Cependant je vins à me rappeler  que la mouche, qui est bien plus légère qu’une brebis, en avait six, et j’avoue que cette réflexion m’embarrassa. Mais ayant observé un jour une mouche qui s’était reposée sur mon papier, je remarquai qu’elle était fort occupée à se brosser alternativement la tête et les ailes avec ses deux pattes de devant et avec celles de derrière. Je vis alors évidemment qu’elle avait besoin de six pattes, afin d’être soutenue par quatre lorsqu’elle en emploie deux à se brosser, surtout sur un plan perpendiculaire. L’ayant prise et considérée au microscope, je vis avec admiration que ses deux pattes du milieu n’avaient point de brosses, et que les quatre autres en avaient. Je remarquai encore que […] ses brosses étaient doubles, garnies de poils fins, entre lesquels elle faisait sortir et rentrer à volonté deux griffes semblables à celles d’un chat, mais incomparablement plus aiguës. […] J’étais très curieux de voir comment la nature avait attaché deux nouvelles pattes au corps d’une brebis et comment elle avait formé, pour les faire mouvoir, de nouvelles veines et de nouveaux muscles avec leurs insertions. Le troisième œil de la vache m’embarrassait encore davantage. Je fus donc, comme les autres badauds, porter mon argent pour satisfaire ma curiosité. J’en vis sortir en foule de la loge de ces animaux, très émerveillés de les avoir vus. Enfin je parvins, comme eux, au bonheur de les contempler. Les deux pattes superflues de la brebis n’étaient que des peaux desséchées, découpées comme des courroies et pendant à sa poitrine sans toucher à terre et sans pouvoir lui être d’aucun usage. Le troisième œil prétendu de la vache était une espèce de plaie ovale au milieu du front, sans orbite, sans prunelle, sans paupière et sans aucune membrane qui présentât quelque partie organisée d’un œil. Je me retirai, sans examiner si ces accidents étaient naturels ou artificiels, car, en vérité, la chose n’en valait point la peine. Les monstres que l’on conserve dans les bocaux d’esprit-de-vin, tels que les petits cochons qu ont des trompes d’éléphant, et les enfants accouplés et à deux têtes que l’on montre dans nos cabinets avec une mystérieuse philosophie, prouvent bien moins le travail de la nature que son interruption. Aucun de ces êtres n’a pu parvenir à un développement parfait; et loin de témoigner que l’intelligence qui les a produits s’égarait, ils attestent, au contraire, l’immuabilité de sa sagesse, puisqu’elle les a rejetés de son plan en leur refusant la vie. »

Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Études de la nature (1784)  

mouche

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"Pour être utile, il faut être agréable, et j’ose espérer que le tribut que je devais à Dieu et aux hommes plaira à mon siècle." Et en effet, les "Études de la Nature", qui furent publiées en décembre 1784, étaient faites exprès pour le siècle même et pour l’heure où elles parurent, pour cette époque brillante et paisible de Louis XVI, après la guerre d’Amérique, avant l’Assemblée des Notables, quand une société molle et corrompue rêvait tous les perfectionnements et tous les rajeunissements faciles, sans vouloir renoncer à aucune de ses douceurs. Bernardin de Saint-Pierre, dont le plan embrassait « la recherche de nos plaisirs dans la nature et celle de nos maux dans la société" prenait ce beau monde par son faible, et le flattait, même en le critiquant. Son livre n’était pas un ouvrage régulier : il avait eu d’abord l’idée, disait-il en commençant, d’écrire une histoire générale de la nature; mais bientôt, renonçant à un plan trop vaste, il s’était borné à en rassembler quelques portions, et, comme il les appelait, des ruines, n’y laissant debout que le frontispice. Ces ruines de son ouvrage primitif ressemblaient à celles qui sont jetées dans un paysage, et qui le décorent; il les avait revêtues de fleurs et de verdure. Il y avait trop de fleurs, il y avait trop de verdure; mais le siècle en voulait beaucoup, surtout dans les livres. Les systèmes que Bernardin avait mêlés à ses peintures n’y nuisaient pas. Les ignorants, les demi-savants aimaient fort à raisonner de toutes choses, divines et terrestres, depuis l'"Encyclopédie". Après Buffon, Bernardin de Saint-Pierre paraissait dans ces avenues de la nature comme un grand-prêtre plus doux, plus attrayant, et qui faisait entrer dans ses explications spécieuses quelque chose de l’onction et du sourire de Fénelon. Il commençait par donner l’histoire de son fraisier, et chacun qui en pouvait répéter autant sur sa fenêtre, était gagné à une science si accessible. Il parlait contre les méthodes, contre les bibliothèques, les écoles et les Académies; il protestait contre l’abus et même contre l’usage de l’analyse : "Pour bien juger du spectacle magnifique de la nature, il faut en laisser chaque objet à sa place, et rester à celle où elle nous a mis." Il voulait donc qu’on s’accoutumât à considérer les êtres en situation et en harmonie, non pas isolés et disséqués dans les cabinets et les collections des savants. Pourtant cette recommandation était bien vague; l’une des études n’empêchait pas l’autre : on examine la plante sur sa tige, et l’on en conserve ce qu’on peut dans les herbiers."
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