« J’ai entendu plusieurs fois annoncer, dans nos foires, des monstres vivants; mais jamais je n’ai pu parvenir à en voir un seul, quelque peine que je me sois donnée. Un jour on afficha, à la foire de Saint-Ovide, une vache à trois yeux et une brebis à six pattes. Je fus curieux de voir ces animaux et d’examiner l’usage qu’ils faisaient d’organes et de membres qui me paraissaient leur être superflus. "Comment, me disais-je, la nature a-t-elle pu poser le corps d’une brebis sur six pattes, lorsque quatre étaient suffsiantes pour la porter?" Cependant je vins à me rappeler que la mouche, qui est bien plus légère qu’une brebis, en avait six, et j’avoue que cette réflexion m’embarrassa. Mais ayant observé un jour une mouche qui s’était reposée sur mon papier, je remarquai qu’elle était fort occupée à se brosser alternativement la tête et les ailes avec ses deux pattes de devant et avec celles de derrière. Je vis alors évidemment qu’elle avait besoin de six pattes, afin d’être soutenue par quatre lorsqu’elle en emploie deux à se brosser, surtout sur un plan perpendiculaire. L’ayant prise et considérée au microscope, je vis avec admiration que ses deux pattes du milieu n’avaient point de brosses, et que les quatre autres en avaient. Je remarquai encore que […] ses brosses étaient doubles, garnies de poils fins, entre lesquels elle faisait sortir et rentrer à volonté deux griffes semblables à celles d’un chat, mais incomparablement plus aiguës. […] J’étais très curieux de voir comment la nature avait attaché deux nouvelles pattes au corps d’une brebis et comment elle avait formé, pour les faire mouvoir, de nouvelles veines et de nouveaux muscles avec leurs insertions. Le troisième œil de la vache m’embarrassait encore davantage. Je fus donc, comme les autres badauds, porter mon argent pour satisfaire ma curiosité. J’en vis sortir en foule de la loge de ces animaux, très émerveillés de les avoir vus. Enfin je parvins, comme eux, au bonheur de les contempler. Les deux pattes superflues de la brebis n’étaient que des peaux desséchées, découpées comme des courroies et pendant à sa poitrine sans toucher à terre et sans pouvoir lui être d’aucun usage. Le troisième œil prétendu de la vache était une espèce de plaie ovale au milieu du front, sans orbite, sans prunelle, sans paupière et sans aucune membrane qui présentât quelque partie organisée d’un œil. Je me retirai, sans examiner si ces accidents étaient naturels ou artificiels, car, en vérité, la chose n’en valait point la peine. Les monstres que l’on conserve dans les bocaux d’esprit-de-vin, tels que les petits cochons qu ont des trompes d’éléphant, et les enfants accouplés et à deux têtes que l’on montre dans nos cabinets avec une mystérieuse philosophie, prouvent bien moins le travail de la nature que son interruption. Aucun de ces êtres n’a pu parvenir à un développement parfait; et loin de témoigner que l’intelligence qui les a produits s’égarait, ils attestent, au contraire, l’immuabilité de sa sagesse, puisqu’elle les a rejetés de son plan en leur refusant la vie. »
Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Études de la nature (1784)