Les Borgia en Algérie [Boualem Sansal]
Chez vos proches et lointains voisins, c'est comme ça que les appelle la fille de la météo, il se passe aussi bien des choses. Ainsi, en Algérie, dont le raïs est en train de calancher dans un hôpital parisien. Sur l’après-Bouteflikkk, les spéculations vont bon train. Les militaires vont-ils jeter les barbus à la flotte sous le regard attendri des bureaucrates, ou l’inverse ? Le gaz naturel va-t-il augmenter ? Boualem Sansal [« l’écrivain algérien le plus connu de sa génération, et le moins lu dans son propre pays », dit une journaliste française dopée aux superlatifs] a des idées sur la question, comme il en a sur la littérature, car c'est un grand poète et romancier. Il est invité ce week-end à la Comédie du Livre, à Montpellier. J’en profite pour glisser ici une chronique que Le Monde publia il y a une dizaine de jours. Cela donnera peut-être de lire ou relire quelques-uns des livres de Sansal. (Je me permets de recommander un de ses tout premiers, Le Serment des barbares et le dernier à ce jour, Rue Darwin.) Quant à l’héritage de Bouteflikkk... on est prévenus, ce ne sera pas le printemps.
Armée, islamisme et Bouteflika : bienvenue chez les Borgia
par Boualem Sansal, mai 2013
« Franchement, je ne suis pas particulièrement excité à l’idée d'écrire un papier sur l'Algérie. Il ne se passe rien dans le pays, je veux dire de neuf, de piquant, quelque chose qui date de ce siècle, qui interroge l'avenir et fait vibrer les jeunes. Des articles pour dire qu'il ne se passe rien de neuf, j'en ai écrit des tas ces douze dernières années, ils n'ont jamais rien appris à personne. Toujours les mêmes vieilleries, du réchauffé, des rumeurs de harem, les sempiternels trucages, des rodomontades d'anciens combattants, des discours creux, des successions poussiéreuses entre vieux de la vieille. Pff, c'est ennuyeux à mourir. Je voudrais pouvoir parler de choses belles et neuves, mais ça n'existe pas, ça me rend triste.
Il y a trois raisons à cette misère lancinante : l'armée, l'islamisme et Bouteflika. Il faut les voir un à un et les considérer ensemble dans leur relation intime. Nocifs, ils le sont pareillement, mais leur rapprochement est atomique, c'est la réaction en chaîne, l'apothéose du "Mal", et une radioactivité installée pour des siècles. Cela, chacun le sait, depuis toujours. Je l'écrivais déjà en 2000. Je n'étais pas le premier. En 1964, deux années à peine après l'indépendance, Mohamed Boudiaf, opposant lumineux au régime noir d'Alger, réfugié au Maroc, publiait un livre, Où va l'Algérie ? (Editions Librairie de l'étoile), dans lequel précisément il s'interrogeait sur l'avenir du pays qui pourtant avait fait de la planification socialiste et de l'héroïsme au travail sa ligne de conduite. Il n'a rien vu de rassurant. Boudiaf est le premier révolutionnaire algérien: en 1954, il a créé le Front de libération nationale (FLN) et déclenché la lutte armée contre la France.
À l'indépendance, écœuré par les agissements des nouveaux dirigeants de l'Algérie, enivrés par le pouvoir, il les dénonça et dut fuir à l'étranger pour échapper à leurs tueurs. Ils le rattrapèrent trente-huit ans plus tard, l'attirèrent dans un guet-apens et l'assassinèrent d'une rafale dans le dos, sous le regard effaré du public et des caméras. C'était le 29 juin 1992, il avait 73 ans. Crime parfait, on connaît les assassins, trois généraux, on sait où ils habitent, où ils travaillent, mais aucune justice ne peut les atteindre. Même le diable a peur d'eux.
Ces messieurs ont vieilli, ils ont tous le cancer et des cirrhoses carabinées, mais leurs enfants sont là, beaux, brillants, polyglottes, efficaces comme des managers de multinationale, ils trafiquent avec le monde entier; ces dernières années ils le font avec les Chinois, les Russes, les hindous, les Turcs, et l'incontournable Dubaï. On travaille en confiance avec eux, ils ne collaborent jamais avec la justice internationale. L'argent, ils le gagnent là mais le dépensent en Occident, où la démocratie sait protéger les riches et les voleurs. Ils y retrouvent leurs copains, les fils de dictateurs, les Kadhafi, les Moubarak, les Trabelsi, les Wade, les Bongo... avec qui ils font du business et prennent du bon temps dans les boîtes à la mode. Pour eux, le pays de papa n'est qu'une planche à billets.
Après dix années de terrorisme et de massacres aveugles, les islamistes ont compris le sens de l'histoire, ils ont abandonné les maquis des montagnes et intégré les maquis des villes. Ils ont pignon sur rue, ils tiennent la quasi-totalité du commerce de gros et demi-gros. Voici le deal que les généraux ont conclu avec eux avant de signer la loi d'amnistie générale, appelée "réconciliation nationale": les généraux tiennent le haut bout de la chaîne de l'argent – ils contrôlent la Sonatrach, les banques, décident la politique économique du pays, imposent les modalités budgétaires, fiscales et autres. Ainsi, ils connaissent d'avance ce qu'ils vont gagner et ce que le peuple va perdre; les barbus tiennent l'autre bout de la chaîne, ils réceptionnent les conteneurs des généraux, répartissent la cargaison entre leurs émirs et leurs troupes. Avec les miettes, ils dotent les mosquées et aident les pauvres à survivre. En plus d'une portion de la rente, ils ont aussi leur quota de ministres, députés, sénateurs, ambassadeurs, hauts fonctionnaires. De cette façon, ils font le lien avec l'internationale islamiste pour leur compte et pour le compte des têtes pensantes de la junte militaire.
Et tout là-haut, replié en son palais blockhaus, imprévisible et redoutable, il y a Bouteflika. Sa maladie mystérieuse et son air hagard ajoutent à la menace. En fait il faut dire "les Bouteflika". Abdelaziz n'est rien sans sa fratrie autour de lui. C'est un peu les Borgia, ces gens, en plus fort. Le plus efficace est le cadet, Saïd, un génie de l'intrigue. Il n'a pas de fonction officielle mais il décide tout, surveille tout. On dit qu'il est féroce. Les ministres pissent dans leur froc quand il les convoque. Les généraux le détestent, un jour ils le tueront.
Dès qu'Abdelaziz rendra l'âme, Saïd le suivra dans la tombe. Les dossiers qu'il a constitués ne l'aideront pas, la justice les réfutera. Le président, qui a l'esprit dynastique, lui a confectionné un puissant parti pour le soutenir, dirigé par des apparatchiks capables de faire élire n'importe qui à n'importe quel poste; ils feront barrage contre les généraux et les islamistes, mais au final ils trahiront, c'est la règle. Le pauvre Saïd aura du mal, voler dans l'ombre du frère président est une chose, voler de ses ailes sans bouclier ni parachute en est une autre. En attendant, tout ce beau monde amasse de l'argent par camions, c'est le carburant des guerres à venir. Grâce à Dieu, le prix du baril tient la cote, l'argent coule à flots, la réserve déborde de partout. Jusque-là, il a permis une cohabitation acceptable, personne n'est vraiment lésé, les milliards qu'on nous chaparde le matin, on les refait l'après-midi. Et voilà, nous avons tous les éléments de la pièce qui va se jouer dès l'annonce de la mort d'Abdelaziz Bouteflika: les acteurs, l'intrigue, le décor, les figurants. Il y a les parrains des uns et des autres, français, américains, russes, saoudiens, qataris, mais on ne les voit pas, ils sont derrière le rideau.
En vérité, la pièce est écrite depuis longtemps et se joue déjà dans les coulisses, les trois coups ont été frappés à l'instant où Bouteflika a été évacué à Paris, dans son hôpital préféré du Val-de-Grâce. Ombres, murmures et courants d'air. On pourrait se poser les questions qu'on se pose depuis le premier putsch en 1962, mais cela sert-il ? Nous recevrons les mêmes fausses réponses. Bouteflika mort, l'armée fera le ménage et adoubera Tartempion VI. Le roi est mort, vive le roi et Allah est grand. »