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le vieux monde qui n'en finit pas
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6 juillet 2013

La Rochelle 8

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Un élément majeur de La Rochelle 2013 est bien sûr la grande rétrospective José Luis Guerin - une douzaine de films tournés entre 1983 et 2012, dont l'ensemble constitué de la série de lettres vidéo que le cinéaste espagnol échangea avec Jonas Mekas entre l'hiver 2009 et le printemps 2011. On trouvera bientôt sur le site du festival le film de la longue rencontre de Guerin avec un public attentif, orchestrée par deux animateurs de la pétulante revue nantaise Répliques [ci-dessus: Morgan Pokée, Guerin, Nicolas Thévenin et Sylvie Pras, indispensable maîtresse de cérémonie et (co)directrice artistique du festival]. Souhaitons que ce travail de programmation et d'animation entraîne un tsunami de diffusion tous azimuts (et d'édition en dévédés) des films de José Luis Guerin. (On trouvera vingt pages d'entretien avec le cinéaste dans le numéro 2 de Répliques.)

guest_jose

[Dans Guest, l'image en abyme de Guerin]

~

[Ci-dessous : extraits du texte de Nicole Brenez, Homo Imaginans. José Luis Guerin, le marin ivre, le monstre familial et la fusion, rédigé pour le catalogue. On peut le lire in extenso ICI même.]

« On dit l’être humain "doué du geste", "doué de parole" ou "doué de raison" mais nous ne sommes pas encore capable de le dire "doué d’image"… On n’a pas encore mesuré l’importance de cette chose-là », déclarait le cinéaste expérimental Patrice Kirchhofer en 2006. Réaliser l’ethnologie de l’Homo Imaginans, de l’homme en tant qu’il est doué d’image, simultanément matérielle et psychique, structure le travail de José Luis Guerin. Pour saisir les questions anthropologiques et les solutions filmiques qu’une telle ethnologie engage, on peut partir du préambule de En construcción (2000). Une série d’images d’archives en noir et blanc restitue l’urbanisme, les populations sous-prolétaires, la vie quotidienne, le Zeitgeist du quartier El Chino dans les années 1950, "un quartier populaire qui naît et meurt avec le siècle". Dans ces images documentaires amateurs, un spectateur français décèle les ombres de Georges Bataille et de Jean Genet, peut-être ceux-ci ont-ils croisé certains des êtres que nous voyons ici scellés dans les photogrammes, peut-être certains passants leur ont-ils servi de modèles? José Luis termine la série des plans d’archives sur un marin ivre, qui s’éloigne en titubant à la manière de tant de personnages burlesques, on croirait Laurel ou Harold Lloyd en goguette à Barcelone. Le matelot anonyme, de dos, disparaît derrière un mur. Le film passe aux couleurs et au présent du chantier contemporain, on ne reverra plus sa petite silhouette. Pourtant le marin ivre ne va cesser de revenir dans le film, et la plasticité accueillante de cette icône familière démontre à merveille en quoi consiste une figure de cinéma et en quoi consiste concrètement un film. D’abord, son souvenir se déclenche lorsque les deux jeunes protagonistes qui incarnent et actualisent les figures de la prostituée et du gigolo évoquent "l’argent du militaire": le film n’ayant pas montré d’autre soldat, l’uniforme du marin ivre induit ici un raccordement spontané, dont on sait bien qu’il n’est pas juste factuellement mais qui avive une trace iconographique. Ensuite, on comprend peu à peu que l’un des résidents du Chino a lui-même été matelot, son bateau a résisté aux typhons, il fréquentait les prostituées, il est devenu "marin de la terre", son cabas raffiné contient quasiment la cabine du Père Jules de L'Atalante… En raison de son âge, il aurait pu croiser, voire être, ce marin ivre des années 1950. Et il devient sublime, illuminant rétroactivement la guirlande figurative à laquelle il appartient, lorsqu’il confie n’avoir pas de bonne amie parce qu’il vit pour un autre amour, surhumain, celui que lui inspirent la mer et ses beautés infinies. On saisit alors ici plusieurs phénomènes: chez José Luis Guerin, une figure s’inscrit dans une série, s’étaye de ses semblables; chaque occurrence est traversée au même titre de passé, de présent et de devenir, à quelque époque qu’elle appartienne; chaque occurrence redistribue les rapports entre effectivité et fantasmatique (sous les auspices de l’absence, de l’inaccomplissement, du songe, du possible, du désir, du raccordement indu…); et la dernière en date (qui n’est pas nécessairement la plus actuelle mais se trouve captée au présent) devient majeure lorsqu’elle s’avère capable de manifester la complexité de la série, de la réinitialiser et donc de détruire l’archétype. Le cas le plus magistral à ce jour reste sans doute le maçon marocain (Abdel Aziz El Mountassir), présence d’abord discrète parmi d’autres et qui peu à peu s’affirme en dépositaire de l’histoire des luttes politiques ouvrières et palestiniennes, dont il incarne l’énergie, la radicalité et la poésie. Autrement dit, chaque phénomène ici se voit pensé, non en termes identitaires, mais à partir des liens dont il se trouve tissé. Ou pour le dire autrement: chez José Luis Guerin, les créatures ou situations sont des précipités de montage. [...]

« Comment cohabitons-nous physiquement et psychiquement avec le peuple des revenants, désormais beaucoup plus présent et vivace que nous-mêmes, fugaces passagers? Le premier long métrage de José Luis Guerin, Los Motivos de Berta (1983), constitue un merveilleux art poétique à ce sujet. Dans la campagne castillane, une équipe de cinéma tourne un film d’époque: le temps du tournage correspond à celui du retour d’un fantôme, le cinéma advient pour remplir la promesse d’un fou, "elle reviendra". Simultanément, avec une simplicité et une élégance stylistique sans pareilles, dans le filigrane de ses plans, José Luis Guerin fait revenir à la fois l’héritage du Naturalisme et toute la cinéphilie née de la Nouvelle Vague, de Murnau à Cocteau, de Moonfleet à Kes, du Mystère d'Oberwald à Alice dans les villes, les univers plastiques les plus lointains et dissemblables les uns des autres se stratigraphient aussi harmonieusement que ceux d’Hésiode et de Lucrèce dans les Géorgiques de Virgile. En un geste, la jolie Berta explicite la position qui rend possible une telle harmonisation, une telle compossibilité: après avoir contemplé longuement l’épave d’une voiture accidentée autour de laquelle gravite le récit, elle s’installe à la place du mort et adopte la position présumée du cadavre, afin de comprendre les événements. Rappeler les disparus, organiser leur alliance avec les vivants, raviver les désirs et les récits qui, inachevés, hantent le monde: l’empathie létale de Berta offre une théorie de la vision artistique de José Luis Guerin, déceler et accomplir les sentiments tressés entre les morts et les vivants – un chamanisme matérialiste. En 1990, Innisfree décrit les cohabitations complexes, joyeuses et souvent inattendues entre le peuple irlandais et celui des images de The Quiet Man de John Ford: doublures, affiches, souvenirs anciens et souvenirs nouveaux que Guerin contribue à implanter chez les enfants permettent de déployer un film sur lui-même et d’en reconsidérer la nature: non pas une simple suite de plans, aussi brillante et riche soit-elle, mais une événementialité d’images en cascades, qui résonne et produit désormais des effets concrets à l’échelle de trois générations. [...] »

Nicole Brenez

 

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