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5 novembre 2014

Yaël André et "Quand je serai dictateur" sont à Nantes

Commme je l'annonçais un peu plus bas, Yaël André sera à Nantes ce samedi 8 novembre. Quand je serai dictateur (Belgique, 2013, 90') sera projeté à 11h30 en sa présence. L'événement prend place dans le cadre d'un "focus" sur le cinéma belge organisé par le Lieu Unique, ou Labo Unique (ou Lefèvre-Utile, on ne sait plus trop). Yaël participera dans l'après-midi, en compagnie des autres cinéastes invités (Jérôme Le Maire, Claudio Pazienza, Eric Pauwels) et de notre pote Javier Packer-Comyn (aujourd'hui secrétaire général du Centre de l'Audiovisuel à Bruxelles), à une table sur, ciel !, "La créativité du documentaire belge". Pour en savoir un peu plus sur Yaël, son désir de cinéma, sa méthode, j'invite à lire l'entretien qui suit [pour la reproduction duquel je remercie Thierry Abel].

~

Fabrication d’un Dictateur

Conversation avec Yaël André, réalisatrice,
Luc Plantier, monteur et Sabrina Calmels, monteuse-son
à propos de Quand je serai dictateur.

Propos recueillis par Caroline Genart, mis en forme par Yaël André et Ch.T.Jr et publiés dans le numéro d'octobre de SmalaCinéma(revue), elle-même éditée sous la houlette de Thierry Abel dit l’Émir (comme dans « pour l’émir Abel, on ne travaille pas pour des prunes »).

Yaël : Il me semble intéressant de parler ensemble du processus du film qui a été assez particulier, dont on m’a dit qu’il ressemblait à un OVNI et qui a pourtant suivi une logique de fabrication assez implacable. Même si certains moments ont été assez solitaires, cette fabrication a aussi été collective, "multiple". On a cherché ensemble. On pourrait au fond comparer la fabrication de ce film à un cours d’eau qui, en descendant vers la mer, croît progressivement grâce à ses affluents. Cette discussion essaie donc de relater les étapes-affluents du film et le tissage des savoir-faire de chacun.

 

Affluent n°1 : un tournage involontaire

Yaël : Avant d’être un projet, un scénario écrit, une "idée fixe", ce qui deviendrait Quand je serai Dictateur a d’abord été dix ans de tournage en Super 8: un tournage sans intentions particulières, en quelque sorte "involontaire" – puisqu’il s’agissait plutôt de notes en Super 8, sans volonté délibérée d’en faire quelque chose. Un peu dans l’esprit de Mekas, qui disait filmer sans réfléchir (à l’inverse d’un cinéma qui veut que le tournage soit l’application d’un scénario qui "pré-penserait" le réel). Un jour, je me suis dit: Tiens, il y aurait sans doute quelque chose à faire de ces images, de cette accumulation "distraite" en Super 8. Ça m’a aussi conduite à m’intéresser aux autres cinéastes amateurs qui avaient tourné sur ce support et à ce qu’on pourrait appeler "l’acte Super 8" en soi (au total finalement, un cinquième du film fini sera constitué par les rushes de mon tournage "involontaire", le reste par les images dites "amateurs").

 

Affluent n°2 : le scénario

Yaël : Pour faire quelque chose de ces images, les miennes et celles des autres, je me suis dit qu’il fallait que je trace une ligne, le mince filet d’un scénario. En guise de garde-fou, pour ne pas partir dans tous les sens. Au début, le scénario était donc surtout un prétexte pour aimanter ces images sur un fil conducteur. J’ai d’emblée imaginé un film en chapitres, où chaque chapitre serait une "vie parallèle". C’était une idée à la fois logique et pratique dans la mesure où chaque chapitre pouvait rassembler un thème trouvé dans les images amateurs: enfants qui grandissent, vacances, images coloniales, croisières, etc. À cette étape, Philippe Simon et Bruno Willems ont été deux précieux relecteurs.

À notre époque un peu infestée par la question narcissique et l’obligation du "je" au cinéma, je trouvais plutôt réjouissante l’idée de faire une "non-autobiographie". Cette étape d’écriture et de recherches de financement a duré plus d’un an et demi. On a commencé, concrètement, vers février-mars 2011.

 

Affluent n°3 : récolte des images amateurs

Yaël : Une fois la production lancée, il fallait récolter ces images amateurs. Je pensais qu’on allait devoir lancer une sorte d’appel public à images mais même sans cela, on a très vite croulé sous les images. Il y eut d’abord deux amis (dont Luc qui monterait le film) qui avaient récolté pendant plusieurs années des caisses de bobines d’inconnus dans les brocantes et les marchés aux puces. D’autres nous ont donné leurs images de famille, parfois en échange de leur numérisation. Il y avait aussi des images de ma famille tournées dans les années soixante... Tout le monde avait des images dans son grenier ou dans sa cave, et tout le monde nous les apportait. Au total, plus de cent heures à traiter, avec des choses de nature très diverse.

 

Affluent n°4 : le premier télécinéma

Yaël : Didier Guillain a accepté d’être le chef-opérateur du film, tâche assez particulière puisqu’il serait le chef op’ d’images déjà tournées. Parce qu’une fois rassemblées, on allait devoir transférer toutes ces images…

Luc : Ce premier transfert – de la pellicule vers une image numérisée – est une étape nécessaire pour pouvoir travailler la centaine d’heures récoltées. Quand le montage-image a été fini, nous sommes revenus vers la pellicule pour faire un second transfert, par scan, de qualité supérieure des images qui constituent le film – mais à cette étape, nous ne le savions pas encore.

Yaël : Vu la quantité d’images, il aurait été beaucoup trop coûteux de tout transférer dans un labo professionnel. Didier a donc mis en place notre propre labo de télécinéma artisanal, après avoir étudié durant plusieurs semaines toutes les méthodes de transfert des images (le Super 8 étant le monde des bricoleurs, plein de gens avaient mis au point des méthodes artisanales qu’il fallait comparer). Il a fallu aussi retrouver le matériel, les accessoires en voie de disparition: projecteurs, visionneuses, bobineuses, colleuses, scotchs, lampes, courroies, etc. aux quatre coins de l’Europe. On a aussi rencontré à Bruxelles un super-collectionneur qui nous a beaucoup aidés.

Caroline : Vous avez tout visionné sur pellicule pour effectuer un premier tri ?

Luc : Non, on a décidé d’emblée de tout transférer, même les amorces et les plans flous.

Yaël : Nous nous sommes quand même limités au 8 mm et au Super 8, ces deux formats proches pouvant a priori se mélanger plus facilement au montage. Cela impliquait déjà deux types de visionneuses, deux types de projecteurs, deux types de colleuses, etc. Il a fallu nettoyer toutes ces images, les dépoussiérer, les assembler pour les mettre sur des bobines plus grandes, car tout était en vrac. Il a fallu faire un travail d’historien, d’archiviste, d’archéologue du 8 et Super 8; tout numéroter, classer dans des dossiers les infos relatives aux bobines pour pouvoir tout retrouver (boîtes d’origine, cartes postales, petites notes manuscrites d’époque, etc.). On a créé une base de données pour tout encoder. Elle contenait aussi bien des données techniques que la description des images, les dates, l’état de la pellicule, les problèmes que Didier avait rencontrés en cours de route, etc. À ce stade, outre Didier, Luc et moi, il y a eu Élodie au début, puis Adélie et Leïla au tri des images, puis Sarah à leur description… Tout le monde a réappris les gestes du Super 8, les automatismes de la pellicule. Tout le processus du film imposait que nous expérimentions sur les méthodes à mettre en place, d’autant plus qu’on allait faire un film à partir d’images qu’on ne connaissait pas – ce qui est quand même le processus inverse d’un film "normal". C’est donc Didier le premier qui a découvert les rushes du film d’un bout à l’autre.

 

Affluent n°5 : le tri des images (étape 1 du montage)

Luc : J’étais partisan dès le départ d’avoir beaucoup d’images parce qu’on allait avoir besoin de réorienter sans cesse leur utilisation. On allait découvrir une matière: on n’était pas dans une fiction (où on la crée) ni dans un documentaire (où on la maîtrise un minimum). Là, c’était: "Mais qu’est-ce qu’il y a dans les boîtes ?"

Yaël : Quand on relit le scénario, on voit que (volontairement) aucune image précise n’y est associée. Dès le départ, il fallait inventer le rapport du texte aux images.

Luc : Le premier travail à faire a été d’organiser les images transférées. Sur une bobine, il peut y avoir un voyage, puis six mois plus tard, sur la même bobine, un anniversaire. Ou bien quelqu’un filme cinq bobines d’affilée, et puis plus rien pendant deux ans. On passe d’une chose à l’autre. Au départ, pour moi, ça a été une vraie question: comment faire pour s’y retrouver dans toute cette matière, et retrouver les choses au fur et à mesure du travail ? J’ai mis au point un certain nombre de critères. D’abord des critères objectifs, à partir d’éléments descriptifs (par exemple, les animaux: chiens, chats, vaches, éléphants), avec des thèmes et des sous-thèmes. Au total, une soixantaine de thèmes (villes, campagne, montagne, mer, bus, voiture, avion, etc.). Cela nous permettait de retrouver quelque chose quand on le cherchait.

Yaël : La conséquence de ce genre de tri, c’est que ça a fait des "séries", et ça a créé une tentation de les utiliser comme telles à cause de la fascination que ça suscitait ("toutes les communions", "tous les chiens", etc.). Il y a aussi quelque chose de fascinant dans la répétition des mêmes gestes chez des gens complètement différents (enfants qui apprennent à marcher, enfants qui passent d’un bras à l’autre, gestes quotidiens, etc.). À la limite, cette manière de trier la matière a laissé sa trace sur le film. Il a fallu s’en "défendre", pour ne pas tomber dans une systématique.

Luc : Il y a un deuxième type de critères de tri que Yaël a peut-être plus utilisé: des critères plus subjectifs. Des lumières, des coups de cœur ou d’autres plus directement liés aux chapitres du scénario. Un tas d’images se sont retrouvées dans ces critères-là, liées à des concepts, des images joyeuses ou liées à la mort, etc.

Yaël : Il y avait aussi "Luc aime" ou "Yaël aime", juste pour le goût de certaines images…

Luc : Pour moi, le montage, d’une manière générale, que ce soit en fiction ou en docu, c’est du tri. 90% du travail, c’est du tri. Après, c’est un peu d’organisation et de rythme mais la première chose, c’est le tri. Quand c’est bien trié, on y voit clair, on peut faire des associations, les plus improbables soient-elles.

 

Affluent n°6 : la « matrice africaine » (montage, étape 2)

Yaël : Cette phase de tri nous a occupés durant quatre mois. Ensuite, on s’est lancés dans un premier montage qui a fait assez vite une cinquantaine de minutes et qui, au niveau du scénario, ne couvrait que le chapitre un et deux… Toute l’Afrique était venue s’agglutiner là. C’est une partie des images qui, je pense, "résistent" le plus et qui me semblaient les plus indispensables dans le film, toutes ces images coloniales. Comme trace de l’histoire belge au Congo, comme concentré d’un certain rapport à l’autre – qui a laissé sa trace dans ces images… Vu la longueur de ce chapitre, il a fallu le redécouper, à contrecœur. On l’a finalement redistribué à travers le film.

Luc : Il fallait à un moment mettre les mains dans le cambouis, et c’est ça qui en est sorti. Ça ne pouvait pas être la direction pour l’ensemble du film, mais ça nous a permis de voir que cette matière était très riche, qu’elle permettait de raconter beaucoup d’histoires. On s’est autorisés à "tordre" cette matière et tenter des choses. On a vite renoncé à utiliser des "effets" sur les images, on s’est appliqués à respecter la pellicule en tant que telle. Non pas l’utiliser comme une image informatique mais comme une image film. Cette première période de travail nous a permis de mettre à l’épreuve notre approche, notre manière de travailler ensemble, le rapport au scénario et l’évolution du scénario par rapport à l’image justement.

 

Affluent n°7 : la voix comme squelette du film

Yaël : Je ne me souviens plus à quel moment précisément la voix de Laurence Vielle est arrivée, mais assez vite, il est devenu évident qu’il fallait une voix de femme. Car c’est à partir de la voix que l’on a construit le film dès le départ. Quitte, en cours de route, à réécrire cette voix, réenregistrer et modifier le montage. Sans peut-être le savoir, Laurence nous a fait un immense cadeau: sa voix était exactement taillée pour le film et d’ailleurs le texte lui tombait dessus comme un vêtement sur-mesure, c’était étonnant.

De novembre 2011 à juin 2012, j’ai travaillé seule au montage. Et à ce moment-là, on a montré une première version aux télés.

 

Affluent n°8 : les critiques de la première vision de travail

… et mon premier public a été plutôt catastrophé. Je ne comprenais pas pourquoi. J’ai laissé passer du temps pour digérer cette défaite. J’ai récrit complètement le scénario avec une ligne narrative plus visible. On a réenregistré la voix de Laurence et, à partir de novembre 2012, le film est reparti. Luc est revenu en janvier 2013 pour m’aider à finir le montage. À ce moment-là, comme on connaissait assez bien la matière tous les deux, après un an où j’avais chipoté toute seule, on a travaillé à deux stations de montage. Je faisais un chapitre, Luc travaillait sur un autre, puis on s’échangeait les chapitres et chacun, plus frais, retravaillait le montage de l’autre. Cette étape était très vivante, riche (et pour moi joyeuse): on était un peu comme des pianistes qui jonglaient avec des gammes d’images.

Luc : On touche ici un point fondamental, dans ce projet en particulier: tout se mélangeait dans les étapes, avec des marches avant, des marches arrière, des retours, des détours, sans cesse. La voix, le scénario de départ étaient très écrits et en même temps, tout cela a très fort évolué.

Yaël : L’évolution principale, c’est que la narration principale était cachée au début et qu’elle est devenue visible, elle a émergé progressivement. J’avais voulu faire un film sans récit, mais ça ne marchait pas, en tout cas pour ce film-ci, il fallait une ligne narratrice plus visible qui "tire" le spectateur à travers les chapitres – et surtout pour tenir ensemble cette matière tellement disparate. Mais je pense qu’on peut aussi regarder le film "hors du récit", l’écouter ou regarder ces images en dehors de ce qu’on leur fait dire.

 

Affluent n°9 : l’écriture musicale

Luc : Il était évident qu’on allait faire appel au compositeur Hughes Maréchal. Il avait travaillé sur plusieurs films de Yaël, et il était enthousiaste sur ce projet. On a commencé à travailler avec des musiques préexistantes. Dès que le montage de certains chapitres se précisait, on demandait à Hughes soit de s’inspirer de musiques qu’on avait placées, soit qu’il fasse des propositions. Au final, il y a 85% de musique de Hughes et puis quelques musiques d’amis.

Yaël : Hughes est un fin compositeur: il prend l’idée et il invente autre chose. Parfois il arrive avec quelque chose de complètement différent de ce qu’on avait imaginé au départ. Après, on lui montrait des chapitres sans musique et il y apportait sa note. Une chose m’a frappée: il y a eu deux chapitres particulièrement difficiles à monter: la "Mère exemplaire" et "Dieu". On ne trouvait pas, ce n’était pas clair, et étonnamment c’est pour ces mêmes chapitres que nous avons eu le plus de mal à trouver la musique avec Hughes. Il est apparu soudain évident que lorsque les intentions du montage étaient "claires", la musique la devenait aussi. A l’inverse, il est arrivé que Hughes propose quelque chose qui oriente et clarifie un chapitre, comme finalement pour la "Mère". Je voulais a priori quelque chose d’assez grinçant sur le rôle de la mère – finalement, Hughes nous a amenés à quelque chose totalement différent, plus doux, plus tendre et sans doute plus juste… Pour ce chapitre, l’influence de la musique a finalement été décisive et nous a aidés à trancher.

Sabrina : C’est un des moments du film où il y a un geste ancestral qui sera toujours le même: prendre un enfant dans ses bras. Une part de la magie du film vient de ces images qui nous disent: "On est tous particuliers, mais on est tous les mêmes", c’est ça qui est touchant et qui est aussi un peu: "Ah ah, on va tous crever, on est tous en vie, on ne comprend pas pourquoi".

Yaël : En voyant le film, un ami m’a dit: "Ce qui est fou avec ces images Super 8, c’est que d’un côté, il y a des gestes identiques pour tous, mais en même temps dans chaque image il y a quelque chose de différent, de l’ordre de l’identité d’un regard du filmeur."

Luc : Il y a ça et puis il y a l’importance de l’acte de filmer. Aujourd’hui, filmer n’est pas important, tout le monde filme et tout le monde filme n’importe comment, n’importe quoi, à tout bout de champ. En Super 8, il fallait réfléchir parce que filmer coûtait de l’argent. Et puis tout le monde n’avait pas de caméra. Dans une famille, il y avait souvent "celui qui filme". C’est un acte qui avait du sens, qui n’était pas banalisé. Il fallait éclairer, on avait des petites bobines de 2’30’’, ce n’était pas du tout pareil.

Yaël : Un (autre) ami m’a raconté que quand il était enfant, la caméra Super 8 était un des biens précieux de la maison. Un jour, il l’a emprunté à son père en cachette – "sous peine de mort" si on l’avait attrapé –, pour aller filmer sur le terril avec ses amis. Filmer sans pellicule. Pour mimer l’importance de l’acte de filmer, je suppose.

 

Affluent n°10 : le montage-son

Sabrina : Pour démarrer le montage-son, j’avais ce que Luc avait posé, mais aussi un ancien montage-son de Julie Brenta que j’ai dû conformer sur un nouveau montage-image pour récupérer son travail à elle. Sur d’autres chapitres, tout était à faire. Quand je suis arrivée, on était déjà en fin de production. On s’est retrouvés très vite dans une urgence terrible.

Yaël : Quand Sabrina est arrivée, il y avait donc déjà plusieurs couches de son – souvent encore brutes: la voix qui avait structuré le récit, la musique qui donnait déjà pas mal d’intentions sonores et puis les premières couches de sons (Luc, Julie). Sabrina a dû jouer avec tout ça pour composer un univers sonore.

Luc : Une image muette ne donne pas la même sensation qu’une image sonorisée, et surtout bien sonorisée. L’Afrique muette (ou une ambiance "jungle" sur 50 plans) et un travail délicat sur différentes couches, ce n’est pas du tout la même chose. Il était très important de mettre du son assez tôt pour donner un sentiment proche de ce que cela deviendrait au final.

Caroline : Avez-vous travaillé dans l’idée de sonoriser ce qu’on voyait ou au contraire de vous en éloigner ?

Sabrina : Cette bande-son est collective, avec des images comme celles-là, la voix off préexistante qui donne beaucoup d’informations, la musique qui avait parfois un rôle narratif, il fallait qu’on ait le temps de tout encaisser. En reprenant le travail de Luc et de Julie, je devais me demander, pour chaque endroit du film: où est la place du son ? Qu’est-ce qu’on peut amener pour que le spectateur ne se sente pas "cadenassé" par la voix off et le fait qu’il faut "suivre" ? Je pense qu’on a bien réussi ça tous ensemble.

Il y a aussi le fait qu’on a été plusieurs à intervenir, dont Frédéric Fichefet pour deux chapitres et d’autres aspects du son comme les titres intermédiaires par exemple. Frédéric a apporté des choses moins réalistes, des idées de sons plus "abstraites". La participation de tous au travail sur le son, c’était l’équivalent de la collecte d’images. Chacun de nous avait sa relation à ces images-là, ses sensations et son style propre. En outre, comme les images étaient extrêmement diverses, on ne pouvait pas avoir tous les sons, même en ayant la plus grande sonothèque du monde. Dès le début, on savait qu’on ne pourrait pas "tout faire", ce qui nous a donné une grande liberté. De cette contrainte est née une espèce d’instinct par rapport aux images. On se pose des questions que l’on ne s’autorise pas si on a le son direct, collé à l’image. Par ailleurs, si les images étaient restées muettes, on aurait été dans de l’image morte et nostalgique. Et si on avait ramené les "histoires personnelles" de ces images, ça n’aurait pas permis d’en faire… presque un inconscient collectif, un vécu collectif. Toute cette liberté au son a permis qu’on se décale, qu’on joue un son trop fort, un gag qui n’existe pas, une blague, des jeux de mots. Parfois c’est le texte qui donne le son qui va avoir lieu, des fois c’est l’image, des fois c’est toi, des fois c’est moi. En tout cas, je crois qu’on a vraiment été attentifs au fait de ne pas être systématique.

Yaël : Un point était important: il fallait qu’il y ait toujours un léger décalage afin que le spectateur ait conscience que le film était "sonorisé", que ce n’était pas un son d’origine. Aller contre le réalisme. Dans ce décalage-là, il y avait notre respect pour ces images. Si on les avait "illustrées", on les aurait trahies, on aurait été à la mauvaise place. C’était en interprétant l’image par le son qu’on lui montrait notre respect.

Sabrina : J’ai l’impression que dans le film, il y a tous les types de montage-son. Par exemple, Julie a monté toute une partie du chapitre à vélo. Je me souviens que quand j’ai eu ses sons, je me suis dit: "C’est génial, elle est super attentive aux mouvements de caméra !" J’apprenais des choses… C’était un type de réaction face à l’image. Il y avait aussi des choses plus poétiques, et moi, j’allais amener des trucs plus gags. Puis on va sur la lune avec le montage de Frédéric, c’est plus abstrait et ce sont des sons avec une structure "contre-analogique". Il y a eu une conjonction, on rend dans le son un peu ce qu’il y avait dans les images.

Caroline : Aviez-vous une échéance pour finir le film ? Ce pourrait être le genre de film qu’on ne termine jamais...

Luc : C’est un film dont les possibilités sont très larges. On aurait pu continuer à travailler pendant des mois.

Yaël : J’étais à la fois réalisatrice et productrice. Je savais donc qu’on ne pouvait pas, pour des questions de budget, continuer durant des mois. J’avais l’œil sur le compteur. Si l’on dépassait certaines limites, le film ne pourrait pas se terminer. Les films dits "documentaires" se font en général dans une économie assez pauvre. Disons qu’en général la contrainte économique (par exemple pour le bruitage, un poste qui peut être coûteux) nous a obligés à penser les choses autrement. C’est Sabrina qui a bruité par exemple le grignotement des écureuils ou le bruit de leurs pattes sur le tronc d’arbre.

Sabrina : C’est vrai qu’à la fin, j’ai fait pas mal de petits sons. En fait, c’était une chance d’avoir cette contrainte, je ne bruitais pas pile au plan sonore, puisque je n’avais pas les moyens de le faire. On acceptait certains décalages, et finalement on a monté en fonction de ça. Et du coup, tout était assez "fait exprès", c’était un choix assez drôle aussi par moments. On s’est bien adaptés à cette contrainte.

 

Affluent n°11 : le mixage

Sabrina : Il est important de parler du travail de Manu de Boissieu, qui a mixé le film. Il a dû trouver un équilibre entre une voix qui a une fréquence très particulière, la musique – qui doit très souvent composer avec la voix – et puis toutes les couches sonores – et que tout reste audible et à la bonne place. Et tout ça en peu de temps, une semaine et quelques jours…

Yaël : En plus, comme Hughes compose dans une gamme de fréquences très large, rien que combiner sa musique avec la voix de Laurence n’était pas évident – plus la combinatoire des couches de sons entre elles (la musique en rythme avec la voix, celle-ci avec les sons, etc.). Et aussi, chose importante, la taille de l’image Super 8 imposait au son de ne pas dépasser une certaine "dimension". Il ne fallait évidemment pas jouer le super-surround avec des effets tridimensionnels. Manu a été très juste, plaçant toujours le son à la bonne taille, dans la bonne spatialisation.

Sabrina a réalisé aussi des exploits. Elle a dû faire tout le travail en quatre ou cinq semaines. Franchement rock’n’roll pour un film qui a démarré sur des images muettes.

 

Affluent n°12 : le transfert final

Luc : On a oublié de parler d’une étape: le transfert final par scan, qui précède le mixage. On est à la fin du montage-image et il s’agit de retransférer toutes les images du film dans une meilleure qualité. Pour ça, il faut aller rechercher manuellement à travers les centaines de bobines toutes les images qui constituent le film. Notre ami Didier Guillain prend alors son bâton de pèlerin. Il va chaque jour au Flashscan à Gand, chez Henk Tyberghein, avec qui il passe un temps infini à repasser chaque scène dix fois pour en obtenir la meilleure qualité possible. Loup Brenta [l’étalonneur] compresse ces fichiers images assez lourds et je récupère tout ça pour remettre chaque scène de qualité supérieure en face de l’image montée de qualité intermédiaire. En tenant compte des différences de vitesses des projecteurs. Et puis on se retrouve ainsi avec un master d’images brutes. Loup Brenta les récupère et se met à travailler…

Yaël : À cette étape, on a eu le plaisir d’avoir de nouveau Adélie – qui a été précieuse tout au long du film. Il fallait retrouver le plan exact le plus vite possible, parce qu’on travaillait en flux continu (chercher les plans, les scanner, les passer à Luc qui les remontait). Adélie a trouvé un système efficace et rapide pour éviter de couper dans les bobines de films. Elle y plaçait des sortes de Post It de différentes couleurs, au début et à la fin du plan retrouvé. En déroulant les bobines, Didier voyait grâce à eux qu’un plan allait arriver.

Luc : C’était assez troublant parce que les images qui venaient du scan ne paraissaient pas très belles. Ternes, peu séduisantes... en fait, elles en avaient beaucoup plus sous la semelle, et Loup pouvait vraiment aller chercher des choses au plus profond des images. Cela se voit sur un grand écran de cinéma. Elles sont très belles.

Yaël : Jusqu’à la fin j’ai découvert la qualité de l’image 8 et Super 8. On a effectué en tout trois transferts différents de la pellicule, de qualité chaque fois supérieure et chaque fois, cette petite image de 8 mm suivait et continuait à livrer d’autres détails: des reflets ou des rides dans l’eau, la texture des nuages, des reflets sur les capots de voiture, etc.

 

Affluent n°13 : l’étalonnage

Yaël : En parallèle au montage-son de Sabrina, Loup travaillait à l’étalonnage. Assez vite, on s’est posé la question: est-ce qu’on unifie le film ? On a plein de sources différentes, qu’est-ce qu’on fait ? Si on unifie les couleurs, on renonce à l’idée qu’il y avait plein de morceaux différents (parfois cinquante ou soixante ans de décalage d’un plan à l’autre, on passe de la Lune à la Suisse ou à l’Afrique, de la mer à la montagne, etc.). Si on n’unifie pas un minimum, ce sera disparate: on passe du vert au jaune, du rouge au bleu d’un plan à l’autre… Difficile de trancher. Au bout d’un moment, on a constaté que chaque plan imposait sa logique propre. Loup a étalonné les plans un par un, chacun suivant sa logique, et ça a pris trois fois plus de temps que prévu ! Il a été chou, parce qu’il a pris tout le temps nécessaire pour faire les choses correctement.

 

Nature des images

Luc : J’ai été surpris par les images. Au départ, j’imaginais qu’il y aurait, en gros, des anniversaires, des bébés, des voyages. Il y en a, mais pas tant que ça. Les images me paraissaient beaucoup plus riches quand je les travaillais, quand je les accompagnais et qu’elles m’accompagnaient, que ce que je croyais voir quand j’achetais quelques bobines et que je me les projetais chez moi sans but. Et il y a des histoires en tant que tel, des familles qui vieillissent, des enfants qui grandissent, des gens qu’on se met à comprendre parce qu’on voit dix ans de leur vie filmée, etc. Elles m’ont apporté quelque chose sur les préoccupations humaines, sur le quotidien, sur l’importance des petites choses de la vie.

Yaël : J’ajouterais qu’en termes de "registres cinématographiques", le cinéma dit amateur reflète tous les genres possibles du cinéma classique: fiction, documentaire, western, journal intime, burlesque, fantastique, porno, SF, reportage niais, etc. Nous avons puisé dans tout ça (sauf le porno), mais tout était déjà là en substance. On a souvent une idée stéréotypée de ce qu’est le Super 8 amateur.

Une des caractéristiques de ces images-là, c’est qu’elles ont été souvent peu regardées finalement, même du temps où elles ont été faites. Bon, il y avait quand même des bobines très usées parce qu’elles avaient été vues et revues au projecteur. Les images qu’on avait en quelque sorte le plus "aimées" étaient les plus usées.

En même temps, je repense à l’histoire de l’ami dont je parlais tout à l’heure, qui filmait sans pellicule quand il était enfant. Je crois que le cinéma amateur filmait pour regarder, pas forcément pour conserver.

On s’imagine peut-être qu'on filme pour garder mais ma théorie à moi, c’est qu’on filme parce que quelque chose nous échappe sans cesse du présent. Par définition, le présent nous échappe. Alors est-ce qu’on filme pour conserver ? Ou pour essayer de voir finalement ce qui nous a échappé ? (Cela revient peut-être au même, finalement ?)

 

Affluent n°14 : y être quand même

Sabrina : Quand j’ai découvert le premier montage avec le montage-son de Julie, j’en ai vraiment pleuré. J’étais très émue par l’histoire que Yaël racontait, et par certaines images, notamment les oiseaux qui vont à l’envers et le refus du deuil. Je ne savais pas si les choses étaient vraies ou pas, mais je sentais qu’il y avait un vécu, qui était Yaël, qui n’était pas les images d’autrui ou les images amateurs. Derrière le film, il y a Yaël. Le cœur de certaines choses, ça vaut le coup d’en parler…

Yaël : C’est Bruno Willems, collaborateur dans Morituri Films, qui m’a dit le film ne marcherait pas tant que je ne m’"impliquerais" pas dedans. Ça m’embêtait qu’il me mette en face de ça. Je disais que je n’étais pas le sujet, je me sentais mal à l’aise d’occuper un espace clair dans le film, par une sorte de "pudeur". Au fond ça m’ennuyait aussi d’être plus présente, alors qu’il s’agissait d’une non-autobiographie. J’ai donc trouvé une manière de raconter qui fasse passer le tout pour une fiction. C’est parfois pratique, finalement, la fiction, pour parler du réel.

Sabrina : Yaël ne parle pas assez de l’écriture du film, du thème principal. C’est très fort.

Yaël : Je dirais qu’il a fallu tout ce détour, ces mois avec les bobines Super 8, ce montage maniaque, ces sons, la voix de Laurence, la musique de Hughes, etc., pour y arriver, pour aller jusque-là. Le point de départ était quelque chose de trop brûlant pour y aller directement. Le vrai sujet du film s’est imposé progressivement parce qu’il était impossible de le prendre de face, tel quel, tout de suite. Oui, c’est une histoire réelle, mais si je pense que le film peut être intéressant c’est justement dans la rencontre de quelque chose qui m’est propre, mais qui se raconte avec les images des autres. C’est en tout cas sa spécificité, on va dire, cette rencontre du "mien" et de l’Autre.

Propos recueillis par Caroline Genart
et mis en forme par Yaël André et Charles Tatum, Jr

[Suite au film, un webdoc a vu le jour qui propose aux internautes d’investir à leur tour ces images en se "réinventant des souvenirs" en Super 8. Ce projet interactif, intitulé Synaps, est visible sur http://synaps.arte.tv/]

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