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26 février 2017

La La Land, éloge de la « moyennitude », par Francis Marmande

Le Monde, 25/2/2017

***

La fable à succès, gentiment chantée et quasiment dansée, de Damien Chazelle signe la fin de l’âge d’or du "jazz"

La La Land de Damien Chazelle est un film à succès. Ce film ne parle que de "jazz", et pourtant ne concerne en rien les amants du jazz. Encore moins les musiciens qui s’affligent bien inutilement sur la Toile. Question de purisme ? Pas du tout. Le "puriste du jazz" n’existe pas. Il n’existe que dans le fantasme du profane qui s’en croit exclu. Le modeste héros de La La Land (Ryan Gosling) se croit, lui, "fou de jazz". En réalité, il n’est qu’entiché de pureté. Il économise pour se payer son club à lui tout seul, à seule fin d’y exalter le "jazz pur". Pur ? Esprit "pur", race "pure"… sauf dans "vin pur", l’adjectif est à haut risque.

La La Land signe la fin de l’âge d’or du jazz et de la grande comédie musicale. La fin des illusions. La fin des amours: on se croirait au Congrès annuel des asexuels. La fin des rêves enfantins. Les héros, très choux, filent, mine de rien, vers la trentaine. Piano-bar, il se fait virer de restaurants moyens par des patrons sadiques. Elle (Emma Stone), petite-bourgeoise aimable, se croit un avenir de star vintage. Chez lui, c’est le foutoir… Chez elle et ses trois copines de coloc, c’est nickel. Les décors ? La part irréfutable du film, son côté ­bizarrement houellebecquien.

À la fin de leur fable gentiment chantée et quasi dansée (il danse mieux qu’elle), ils savent où ils en sont. De passage à Paris, Ryan Gosling et Emma Stone ne se montent pas le bourrichon. Elle: « Si Damien Chazelle avait cherché des danseurs et chanteurs de la trempe de Gene Kelly et Cyd Charisse, il se serait tourné vers Broadway… Mais toute l’idée du film était justement que nous étions loin d’être les meilleurs… » Ce consentement à la "moyennitude" a valeur de symptôme. Néolibéralisme versus guerre sainte ? Ne riez pas trop vite. Pour entrer dans la salle, il faut passer sous la bannière: « Impossible de ne pas adorer ce film. »

Au début, il peine à la convertir. De mémoire, il débite la litanie de ses saints (Bird, Monk, Coltrane, etc.); soudain christique, au Light­house, club historique de la West Coast depuis 1949, il hulule les sourates des magazines de jazz: l’"urgence", "l’instant", "oser jouer franc jeu", tout ça… Il faut dire qu’elle a mis le paquet: « Je déteste le jazz ! » Traduire: je déteste les amateurs de jazz dont "le jazz" est le phallus du dimanche. Coup de grâce: « Et Kenny G. ? » Ça, c’est salaud ! Autant que de clouer un adorateur de Glenn Gould en lançant, vicelarde: « Et André Rieu ? »

Ils tentent de tomber amoureux. Assis sur un banc en position de ces sièges que l’on nomme "confidents", il lui chante – les adorateurs du film l’aiment « parce qu’ils aiment Jacques Demy » ; ça tombe bien, nous aussi: « Je ne sens rien du tout, et toi ? trou la la la… » Elle: « Moi non plus, hu hu, pas la moindre étincelle, tradéridéra… » Ô saisons ! Ô désir ! Deux fois, ils trouvent les couchers de soleil "assez moyens". Un détail entre mille. Chez lui, un jour, une fille s’assied sur un tabouret. Il devient dingue: « Malheureuse ! C’est le ­tabouret de Hoagy Carmichael ! »

hoagy

Croyez-moi, des allumés, j’en ai connu. Les plus photogéniques ! Pas au point de fétichiser un tabouret où Hoagy Carmichael aurait posé son cul. Hoagy Carmichael (1899-1981), personne ne le connaît plus. Pianiste (blanc), formidable chanteur, il a composé Georgia on My Mind en 1930, génialement interprétée par Ray Charles (noir) en 1960. On croit toujours à quelques vieux blues d’antan. Histoire contre croyance. Histoire de l’Amérique et du jazz… Ce film est un film simple, très complexe. Avec plein de petits mystères ­suspendus: les Blancs et les Noirs, la fenêtre de Bogart… Question de mystique.

Auteur d’une mélodie – fil rouge du film – qui ne vaut pas tripette (Miles en eût fait un chef-d’œuvre), le pianiste moyen passera donc sa vie à cachetonner. Finalement rattrapé par Keith. Keith, un "Black" (terminologie raciste avec feuille de vigne), le recrute. Il y a du lourd entre eux, on ne saura pas bien quoi. Ça a l’air sexuel, ça date du collège. Keith se moque de ces révolutionnaires révolus (Bird, Monk, etc.), et l’engage dans la modernité.

Voici notre adepte de la pureté, embringué à contrecœur dans le groupe pop-funk à l’usage des ados blancs. Concert debout, tournées, money. Enfin convertie au jazz, elle s’est glissée dans la salle, atterrée. Rupture. Ils se rabibocheront, et puis non: les histoires d’amour finissent mal, en général. Je t’aime, moi non plus, coucou, adieu.

Répondant à George Stevens Jr, Gene Kelly avait prévenu son monde à la sortie de Grease (1978): « Pas plus de trois ou quatre musicals de ce genre avant qu’il ne devienne ringard. Dans le monde de l’entertainement, il en a toujours été ainsi. La danse reste une chose à part, assez élitiste, même si les masses ont toujours aimé gigoter ensemble. La comédie musicale est un art extrêmement sophistiqué, dans l’écriture musicale, l’écriture filmique et la complexité de la mise en place. »

Il faut aux classes moyennes toujours plus de nostalgie – ce nom de médicament. La bande-son de La La Land fait un tabac ? Tant mieux. Le marché, ça marche. Effet Amélie Poulain: à la fin, le Caveau de la Huchette sert de décor. C’est un club mythique, sympa­thique, acrobatique, de l’ex-Quartier latin à Paris. Pas un critique de jazz à l’horizon, un de ses charmes. Des amateurs anciens, merveilleux danseurs bien sapés, y dansent tous les soirs depuis 1949.

Néotourisme déclenché par La La Land, les danseurs maison n’ont plus assez de piste pour leur bop acrobatique. Par chance, l’adoration n’est plus perpétuelle. La transcendance aussi est devenue moyenne. Le ciel fasse que le Caveau tire profit de cette gloire sans en crever. Amen !

Francis Marmande

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