Les censeurs modernes : sur Les Proies et Detroit
« Le débat sur la légitimité de l'artiste
à s'emparer de sujets qui échappent à sa culture est effarant. »
***
La polémique entourant les films Les Proies et Detroit sur la question raciale
illustre le risque d’aller vers une police de la pensée
(Michel Guerrin, Le Monde )
On n’a pas vu venir la polémique autour du film Les Proies, de Sofia Coppola. Elle était introuvable quand le film a obtenu le prix de la mise en scène au festival de Cannes, en mai. Même chose lors de sa sortie en France, le 23 août. C’est aux États-Unis que ça s’est joué. Autour d’une question: Coppola est-elle raciste ? Oui, raciste. Les Proies, c’est l’histoire d’un soldat nordiste blessé pendant la guerre de Sécession, qui est soigné par sept femmes d’un pensionnat situé dans une plantation de coton du Sud.
Du roman de Thomas Cullinan, paru en 1966, Don Siegel avait tiré un film, en 1971, privilégiant le point de vue du soldat (Clint Eastwood). Coppola, elle, met en avant celui des femmes – leurs émois sensuels et leurs rivalités.
Aux États-Unis, certains ont noté que la cinéaste a gommé du roman deux personnages de femmes noires – dont celui joué par Kirsten Dunst. D’où l’accusation de whitewashing ("laver blanc"), aboutissant à rayer la question raciale. La salve la plus virulente est venue en juin de l’écrivaine noire Seren Sensei sur le site Medium. Qui écrit ceci. Pour Coppola, « la blancheur n’est pas une race mais est invisible, elle est la norme, le standard », elle est supérieure aux autres couleurs. Cette posture induit que les Noires sont uniquement déterminées par la race, et non le genre, alors que les deux notions sont liées.
Et Seren Sensei d’interpeller violemment la cinéaste: « Dis que tu voulais créer un fantasme raciste et suprémaciste blanc, Sofia Coppola, et vas-y. C’est comme ça que tu t’en tiendras à ce que tu connais. » Pour l’écrivaine, la cinéaste refuse de voir la réalité du pays au profit de ses obsessions de petite bourgeoise blanche privilégiée, qui, dans ses films, « blanchit ses personnages à la chaux ».
Une autre question, plus large, est posée par des intellectuels noirs: un Blanc n’a pas à s’emparer de la question noire. Certains ont même dit que Coppola a raison de se cantonner à ce qu’elle connaît – les Blancs. Du reste la cinéaste a confié qu’elle ne se sentait pas « la responsabilité » de montrer des Afro-Américains dans un contexte de racisme.
Ce débat sur la légitimité de l’artiste à s’emparer de sujets qui échappent à sa culture a rebondi avec un autre film, Detroit, de Kathryn Bigelow, qui est sorti dans les salles aux États-Unis le 4 août, et qu’on verra en France le 11 octobre. Ce film commémore la révolte de Noirs durant l’été 1967 à Detroit (Michigan), la plus meurtrière des États-Unis. Plus de quarante morts.
Le film est un événement. Parce que Kathryn Bigelow est une pointure, seule femme multi-oscarisée avec Démineurs (2008), une cinéaste qui sait transformer les heures lourdes de l’Amérique en « chorégraphie du chaos », écrit le New York Times. Cela n’a pas empêché Bigelow d’être la cible de critiques: une Californienne blanche ne peut raconter une expérience noire; d’autant que son scénariste, Mark Boal, est également blanc. Elle aurait aussi minimisé le rôle des femmes noires dans les émeutes de Detroit. Des intellectuels noirs l’ont défendue mais moins pour les qualités de son film que pour sa notoriété, propre à inciter les Blancs à aller le voir.
En réponse, on attendait que Coppola et Bigelow sortent l’artillerie lourde. Pas du tout. Elles trouvent les critiques légitimes. « Je suis blanche, est-ce que je suis la bonne personne pour traiter de ce sujet ?, a répondu l’auteur de Detroit. Je ne sais pas, alors je reste humble, je reconnais mes lacunes, et j’espère ouvrir un débat. » Elle assure avoir consulté des historiens noirs. Pour un peu, elle irait à confesse. Sofia Coppola est également sur la défensive: elle a gommé l’esclave noir, car il était caricatural dans le roman.
Bigelow et Coppola marchent sur des œufs et elles ne peuvent faire autrement dans un pays où les Blancs de gauche portent la culpabilité écrasante de l’esclavage, du racisme et des inégalités. Les Proies et Detroit sont sortis au moment où la polémique sur le suprémacisme blanc et le drame de Charlottesville attisaient la question raciale. Et puis les Noirs, aux États-Unis comme ailleurs, ont le sentiment que leur histoire est écrite par d’autres. Qu’ils en sont dépossédés. Comme un symbole, la ville de Detroit, à 83 % noire, déclarée en faillite en 2013, renaît, mais ce sont les Blancs qui pilotent cette renaissance.
Ce débat est effarant. Effarant que Coppola ou Bigelow ne brandissent jamais leur liberté d’artiste, la notion d’imaginaire, la question des formes et de l’esthétique. Hollywood, comme ailleurs dans le monde, a multiplié les films qui revisitaient l’histoire à son avantage – sur le peuple indien par exemple. Ce n’est pas une raison pour aller vers une police de la pensée. Pour obliger le créateur à se ranger dans la case des historiens ou des sociologues. L’artiste doit être responsable, formellement juste aussi, mais pas équilibré. Pas son rôle. Lorsqu’en 2014, en France, la communauté noire s’en est pris violemment à un spectacle qui entendait dénoncer les zoos humains au XIXe siècle, au motif que des acteurs noirs étaient nus en cage, mais aussi parce que le metteur en scène était blanc, une banderole affichait : « Décolonisons l’imaginaire ! » Surtout pas.
Cet enfermement de l’imaginaire et de la pensée, qui obligerait le créateur à rester sur son terrain – chacun chez soi – et à coller à une introuvable vérité historique, est bien de l’époque. Cela va s’amplifier. Pensons alors à des dizaines de créations majeures qui n’auraient pu voir le jour, à écouter ces censeurs modernes. On en citera une. Le romancier Richard Powers est américain et blanc, ce qui ne l’a pas empêché d’écrire un chef-d’œuvre, Le Temps où nous chantions (Cherche Midi, 2006), un des plus beaux récits sur la discrimination raciale aux États-Unis.
Michel Guerrin, 1 août 2017