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le vieux monde qui n'en finit pas
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24 février 2018

Le scénariste et son personnage

Vehlmann donne l'exemple. Voici le portrait que Frédéric Potet dresse de l'actuel scénariste de Spirou. Qui prétendra encore que la bande dessinée dite franco-belge n'est pas fichue de se connecter au monde réel ? Je connais des donneurs de leçons qui feraient bien d'en prendre de la graine. [Chronique publiée dans Le Monde daté de ce week-end.]

fabien-vehlmann-1

Chronique. Fabien Vehlmann est un auteur de bande dessinée à succès. On lui doit le scénario de Seuls (Dupuis, avec Bruno Gazzotti), une série mettant en scène des enfants livrés à eux-mêmes dans un monde sans adultes. Depuis 2009, il a repris le personnage de Spirou, héros iconique de la BD franco-belge, avec le dessinateur Yoann. Cette position lui permet d’avoir accès aux médias. Médias qu’il s’est résolu à contacter pour relater une histoire dont il n’est pas, pour une fois, le narrateur, mais l’acteur direct, aux côtés d’un jeune migrant guinéen qu’il abrite sous son toit : Fodé Condé, 18 ans, élève en BTS "management des unités commerciales", à Nantes.

Menacé d’expulsion, ce dernier fait partie de ces nombreux exilés qui n’ont pas quitté leur pays pour des raisons politiques ou de conflit armé. Classés "migrants économiques", ces hommes et ces femmes ont beaucoup moins de chances que les autres de pouvoir rester légalement en France; et ce n’est pas le projet de loi sur le droit d’asile et l’immigration, présenté mercredi 21 février par le ministre de l’intérieur, Gérard Collomb – texte qui durcit le droit des étrangers –, qui devrait faciliter leurs démarches.

« Fodé possède pourtant un dossier idéal. Peu de migrants peuvent se prévaloir d’être logés à l’année dans une famille d’accueil, de faire des études, de jouer dans un club de foot… Son seul tort est d’avoir fui la misère et de ne pas venir d’un pays en guerre, ni d’être surdiplômé, selon la distinction qui est faite aujourd’hui entre les bons et les mauvais migrants », se désole Fabien Vehlmann, qui héberge chez lui le jeune homme depuis 14 mois. Le 16 janvier dernier, la préfecture de Loire-Atlantique a rejeté sa demande de titre de séjour.

Presque banal dans un contexte de surcharge des dossiers de titularisation, le cas de Fodé Condé n’en illustre pas moins l’attachement "viscéral", comme dit Fabien Vehlmann, qui peut parfois unir des réfugiés qui ont tout laissé derrière eux et des "accueillants" déterminés à se rendre utiles face au drame des migrants. Son histoire commence en Guinée avec la mort de son père alors qu’il a 5 ans. Sa mère ne pouvant l’accueillir, il est alors trimballé d’une famille d’accueil à l’autre. L’enfant est maltraité, déscolarisé et contraint à travailler pour subvenir aux besoins du foyer. Il s’enfuit, retourne vivre chez sa mère, tombée gravement malade. Celle-ci va vendre sa vache pour financer l’exil du garçon qui n’a pas 15 ans quand il décide, de lui-même, de mettre le cap au nord.

« Mon projet n’était pas de venir en Europe, mais de travailler au Maroc. Je ne savais même pas, d’ailleurs, qu’on pouvait quitter le Maroc pour aller plus loin », raconte-t-il. Son séjour marocain tournera au cauchemar. Mendicité, jobs mal payés sur des chantiers de construction, agressions physiques… Dans la foulée de compagnons d’infortune, il se rapproche alors de l’enclave espagnole de Melilla, tente plusieurs dizaines de fois de franchir son double système de grillage, avant de monter dans une pirogue qui sera secourue par un navire de la Croix-Rouge. Fodé Condé arrive en septembre 2015 à Nantes où il est arrêté, à sa sortie du train, par des policiers… qui lui paieront un kebab.

A la même période, Fabien Vehlmann et son épouse Géraldine Gourbe, sensibilisés par la question des migrants, offrent leurs services à une association, Pause Kawa, spécialisée dans l’accueil des mineurs isolés. Le scénariste se retrouve à animer un atelier d’écriture. Un adolescent se démarque par sa curiosité. « Il écrivait déjà, dans sa chambre d’hôtel, pour mettre de l’ordre dans sa vie. Ses textes témoignaient d’une volonté de raconter son histoire aux autres, de témoigner. Cela m’a ému. »

Le mentor et le disciple vont se revoir régulièrement jusqu’au jour où, comprenant que Fodé a du mal à se nourrir, Fabien et Géraldine Vehlmann lui proposent de l’héberger de façon permanente. Le couple n’en restera pas là, payant des cours de soutien scolaire à l’élève de terminale STMG (Sciences et technologies du management et de la gestion) – qui sera reçu au bac avec une mention assez bien –, et obtenant du tribunal pour enfants de devenir son responsable légal, sous le statut de "tiers de confiance".

Sans crier gare, une relation "père-fils" va peu à peu se tisser entre l’auteur de BD et son protégé. Quadra sans enfant ayant entamé un parcours d’adoption avec sa femme, Fabien Vehlmann ne nie pas l’existence d’un "transfert" affectif en direction de ce garçon "arrivé tout d’un coup" dans sa vie. Fodé – qui a désormais perdu ses deux parents après la mort de sa mère en février 2016 – le lui rend bien, le désignant comme son "père" devant ses interlocuteurs, ce qui est aussi un moyen pudique de ne pas avoir à raconter son passé.

Ceux qui, en revanche, savent que Fabien Vehlmann est le coauteur de Seuls demandent immanquablement à Fodé s’il n’a pas inspiré le personnage central de la série, Dodji, un petit orphelin noir ayant été victime de maltraitance. Ce n’est évidemment pas le cas, le premier album datant de 2002. « Dodji a été créé parce que nous avions besoin d’un leader dans notre groupe d’enfants. Avoir subi des violences le rendait plus mature. Nous voulions aussi un héros de couleur car il y en a très peu dans la BD franco-belge », explique le scénariste, qui n’en revient toujours pas d’avoir en quelque sorte « rencontré un personnage [qu’il a lui-même] créé ».

Qu’adviendra-t-il de lui ? Fabien Vehlmann et son épouse ont déposé deux recours, dont un gracieux, le 22 février, afin que soit réexaminé le dossier de celui qui occupe un studio au rez-de-chaussée de leur maison. Le couple ne peut imaginer une expulsion: « Si cela devait arriver, alors nous l’accompagnerions en Guinée où nous resterions quelques mois pour favoriser un atterrissage en douceur. »

Frédéric Potet

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