Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
le vieux monde qui n'en finit pas
le vieux monde qui n'en finit pas
Publicité
le vieux monde qui n'en finit pas
Visiteurs
Depuis la création 1 409 298
Newsletter
Derniers commentaires
29 mai 2019

L'écriture inclusive [Entretien avec Danièle Manesse]

« L’écriture inclusive fait partie de ces dispositifs
volontaristes, ostentatoires,
qui ne servent pas les causes qu’ils prétendent défendre »

~

Plutôt que la langue elle-même, c’est surtout le discours sur la langue qui peut être sexiste, estime la linguiste Danièle Manesse dans un entretien au Monde.

Propos recueillis par Luc Cédelle 

 

Entretien. Danièle Manesse, professeure émérite de sciences du langage à l’université Sorbonne-Nouvelle Paris-III, poursuit ses recherches sur l’apprentissage de la lecture en éducation prioritaire et travaille bénévolement à l’association Français langue d’accueil. En 2007, elle avait cosigné, avec Danièle Cogis, Orthographe : à qui la faute ? (ESF), ouvrage qui établissait la baisse sensible des performances des élèves en orthographe sur une période de vingt ans. Elle a codirigé avec Gilles Siouffi, linguiste, Le Féminin & le Masculin dans la langue. L’écriture inclusive en questions, qui vient de paraître (ESF, 208 pages, 13,90 €).

Lorsqu’ils contestent la formule "le masculin l’emporte sur le féminin", les promoteurs de l’écriture inclusive usent d’un argument-clé. Comment ne pas reconnaître que la langue est effectivement sexiste et qu’il serait nécessaire de la bousculer ?

C’est avec ce genre de formule qu’on coupe court à toute discussion raisonnée. Un tel argument s’apparente à ce que j’appelle les "préjugés non réfléchis sur la langue". L’idée que le genre grammatical masculin et le genre biologique masculin sont homologues est profondément inexacte. Quand l’indo-européen s’est constitué, il y a des milliers d’années, dans des sociétés patriarcales, la forme masculine a pu être associée à l’idée de supériorité.

Mais tout cela n’a plus grand sens maintenant, puisque tous les objets qui nous entourent sont soit masculins soit féminins. La taie d’oreiller n’est pas plus féminine que l’oreiller, la table ne l’est pas plus que le fauteuil, une girafe peut être un mâle, etc. Et même si les personnes de sexe masculin sont en général de genre grammatical masculin, on dit aussi une sentinelle ou une estafette, ou bien, en sens inverse, un mannequin. Le masculin de la langue n’est pas le masculin du monde sensible. Quant au masculin qui "l’emporte sur le féminin", l’historien de la grammaire André Chervel montre dans notre livre que cette formule est quasiment introuvable dans les manuels scolaires, tant dans ceux XVIIe que dans ceux des XIXe et XXe siècles.

Elle est restée néanmoins familière à nos oreilles…

C’est une sorte de "truc pédagogique oral", qu’il faudrait à coup sûr éviter, ce qui n’est pas difficile: il suffit d’énoncer que lorsqu’un même adjectif ou participe passé concerne deux noms de genres différents, il se met au masculin pluriel. Par ailleurs, cette généralité est parfois battue en brèche par l’accord dit "de voisinage", que nous pratiquons tous peu ou prou, au moins à l’oral ("Mon cousin et mes trois filles sont pleines de joie"). Comme le souligne une autre contributrice du livre, Elise Mignot, plutôt que la langue elle-même, c’est surtout le discours sur la langue qui peut être sexiste !

De même, l’argument, sans cesse répété, renvoyant au fait que les grammairiens ont désigné le genre masculin comme le plus "noble" est sorti de son contexte. Noble est une notion grammaticale, qui ne s’applique d’ailleurs pas qu’au masculin, signifiant qu’un mot a plus de force qu’un autre dans l’organisation de la phrase. Ainsi, le substantif est plus "noble" que l’adjectif, et le pronom personnel de la première personne du singulier plus "noble" que celui de la deuxième personne. On dit en effet "toi et moi marchons ensemble" et non "marchez ensemble". L’univers des choses et des gens et l’univers de la langue ne sont pas de même nature.

Votre livre développe, sur l’écriture inclusive, une série de points de vue très critiques. Pourquoi ne pas assumer que c’est un plaidoyer « contre » ?

Sur un plan personnel, j’avais fait connaître ma position, en désaccord avec l’écriture inclusive, dès le déclenchement du débat à ce sujet. Mais ce livre est avant tout un travail collectif approfondi sur la langue française, sur son histoire et sur sa confrontation avec d’autres langues. Nous accumulons assez d’arguments pour être en droit de conclure que l’écriture inclusive fait partie de ces dispositifs volontaristes, ostentatoires, qui ne servent pas les causes qu’ils prétendent défendre. La preuve la plus simple en serait que ses différentes formes perdurent rarement plus de dix lignes dans un texte, à moins de compromettre définitivement sa lisibilité. Notre travail ne se situe pas "contre", mais il aboutit à ce que nous avançons dans notre courte conclusion: rendre les langues coupables de solidarités avec des volontés idéologiques est un raccourci trop facile.

Malgré des exceptions, il semble que l’écriture inclusive suscite une adhésion enthousiaste à gauche et une détestation quasiment unanime à droite. Est-il possible d’échapper à cette polarisation ?

Oui, car votre constat me paraît bien rapide: la droite est conservatrice par nature, donc elle résiste à l’écriture inclusive… Mais elle résiste à tout. Elle a même résisté aussi longtemps qu’elle a pu à la féminisation des noms de métiers, fonctions et titres. A gauche, les avis sont en fait très partagés. Le présumé enthousiasme relève souvent du conformisme et de la crainte d’être suspecté de machisme. On peut être irrévocablement féministe – c’est mon cas – et absolument rétive à l’écriture inclusive.

J’enseigne le français à des migrants et j’ai depuis toujours travaillé sur les problèmes de l’enseignement dans les milieux populaires. Allez donc enseigner en lycée professionnel ou à des migrants avec l’écriture inclusive ! C’est une pratique complexe et profondément élitiste. Une pratique de gauche, c’est celle qui organise le partage dans l’égalité et qui ne s’approprie pas le bien commun pour le manipuler, qu’il s’agisse de l’eau, de l’air ou de la langue.

Dans les milieux militants de gauche et ceux des réseaux associatifs ou humanitaires, l’usage du fameux "point médian" est devenu un rituel attestant de l’adhésion à la cause féministe. N’arrivez-vous pas après la bataille ?

On verra ! Le long terme et la langue ont partie liée. Je ne peux vous répondre avec certitude, mais je ne suis pas convaincue qu’il s’agisse d’un mouvement de fond. C’est vrai qu’il gagne dans certains milieux lettrés, mais pas dans le monde économique ni dans le monde technique. Il ne concerne qu’une très petite partie des textes écrits, ce qui fait sa faiblesse. N’oublions pas que c’est un code supplémentaire et difficile à acquérir, qui réclame un apprentissage spécifique. L’écriture inclusive est impossible à oraliser et dévoie les signes de ponctuation et typographiques.

La langue française est un système qui n’est pas plus sexiste que l’allemand, l’anglais, l’arabe ou le coréen, auxquels nous consacrons des chapitres. Alors que, partout, l’oppression des femmes est une réalité à laquelle s’affrontent des milliers de luttes, il y aurait des langues plus "féministes" que d’autres ? C’est le sort fait aux femmes et l’usage de la langue qui peuvent être sexistes, et non les langues en elles-mêmes.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité