« Pourquoi il faut se méfier de #metoo »
« Pourquoi il faut se méfier de #metoo » [Agnès Giard, 25 mai 2020]
En avril 2017, juste avant l’émergence de #metoo, la chercheuse Laura Kipnis publie un livre explosif (Le Sexe polémique) pour dénoncer le climat de paranoïa et de délation qui frappe les Universités américaines… et qui se propage maintenant chez nous.
C’est l’histoire d’un étudiant américain âgé de 18 ans, Simon, et de sa petite amie, 19 ans. Ils s’aiment, ils ont des relations sexuelles. Un jour, Simon, qui manque de confiance en lui-même, demande à sa petite amie si elle peut le sucer. « Il pensait se montrer aguicheur en faisant sa demande », mais c’est un peu raté. Elle le suce sans entrain. Au bout de trente secondes, voyant qu’elle n’y prend pas plaisir, Simon arrête tout. Plusieurs mois passent. Le malheur veut qu’ils se séparent. Simon apprend qu’une plainte est déposée contre lui. Après une brève audience à huis clos, le voilà expulsé de l’Université pour avoir fait usage de « contrainte émotionnelle et verbale » envers son ex-copine. Simon se voit « attribuer pour la vie l’étiquette de délinquant sexuel », résume Laura Kipnis. Cela signifie qu’il ne pourra plus continuer ses études, car les établissements refusent les candidats reconnus coupables de « mauvais comportement ».
Au nom de la lutte contre les agressions
Des exemples comme celui-là, Laura Kipnis en a des tonnes. Aux Etats-Unis, elle est devenue l’archiviste des cas d’injustice les plus flagrants du système. Le système, dit-elle, transforme en « agression sexuelle » le simple fait de demander une fellation. « Combien de postulats rétrogrades sur le sexe n’accrédite-t-on pas au nom de la lutte contre les agressions ! Non seulement la capacité d’agir de la femme a-t-elle été dans ce cas complètement gommée, mais notez la prémisse implicite du raisonnement : les étudiantes ne sont pas les égales des hommes en matière de force émotionnelle ou de maîtrise de soi, et elles requièrent qu’une horde d’administrateurs universitaires viennent pallier leur faiblesse. Autre prémisse implicite : le sexe est dangereux, et pendant ces trente secondes la femme a subi une blessure suffisamment grave pour exiger une réparation officielle. »
Mieux vaut punir un innocent…
Dans Le sexe polémique, un livre à charge magnifiquement traduit aux éditions Liber, Laura Kipnis attaque. Le système de la délation, dit-elle, est une forme d’hystérie encouragée par les institutions qui prétendent le faire au nom de l’égalité entre les sexes. En Amérique, ces institutions sont les administrations des universités, grassement payées pour garantir l’ordre. Il s’avère que le ministère de l’Éducation prive de financement tout établissement qui n’appliquerait pas strictement le titre IX (une loi contre la discrimination sexuelle). Pour montrer patte blanche, les universités ont donc créé des Comités de surveillance qui ne peuvent justifier leur existence qu’en trouvant des coupables, c’est-à-dire en les créant de toutes pièces sur la base de simples rumeurs. Il suffit qu’une enseignante « soupçonnée » d’être lesbienne parle à deux étudiantes en chuchotant (parce qu’elles se trouvent dans une bibliothèque et qu’il est interdit d’y parler à voix haute). Elle est convoquée sans savoir de quoi on l’accuse, puis suspendue.
… que laisser passer un suçon
Parfois l’inquisition se met en place sur la seule foi d’une plainte déposée par un tiers. Laura Kipnis cite le cas d’un étudiant accusé d’avoir violé une jeune femme qui soutenait pourtant avoir été consentante. « Les soucis commencèrent quand une connaissance de la femme remarqua un suçon sur son cou et le signala aux autorités. » Sur la base de ce seul suçon, l’étudiant fut expulsé, privé de tout avenir. Méfiez-vous du sexe, ironise Kipnis, car même entre adultes consentants il peut faire de vous un criminel. Sous couvert de protéger les femmes, les Comités ne font qu’exercer le règne de la terreur. « Ces tribunaux étranges et arbitraires sont en train de fleurir partout au pays, privant les étudiants et les professeurs de leurs droits et, dans plusieurs cas, les traînant dans la boue au seul but de donner l’illusion que le monde universitaire se mobilise contre les agressions sexuelles. »
« Une évolution désastreuse pour le féminisme »
Faut-il voir une avancée dans ce mouvement qui encourage les femmes à porter plainte dès lors qu’une relation s’est mal passée ? Pourquoi les Comités soutiennent-ils les élèves même quand leur plainte est, de toute évidence, le résultat d’une confusion, d’un mal-être, d’un mélange mal digéré de culpabilité, de rancune et d’ignorance ? À qui profitent ces faux procès ? Pas aux femmes, répond Laura Kipnis. Celles-ci sont les premières victimes de la police des mœurs, pour deux raisons. La première raison, c’est que la bureaucratie accroît son pouvoir sur la base d’un discours doloriste qui cantonne systématiquement les femmes dans le rôle de proies passives, influençables, fragiles, incapables de savoir ce qu’elles veulent, inaptes à décider de leur sort. Bref, on fait d’elles des idiotes immatures. Or « les femmes ont passé les derniers cent cinquante ans à demander qu’on les traite comme des adultes consentants ».
Plus de délation, moins de viols ? Pas si sûr
La deuxième raison c’est que loin de faire baisser le nombre de viols, le paternalisme contribue probablement à les augmenter. « Les politiques et les règlements qui renforcent la féminité traditionnelle (qui a toujours retenu les récits des dangers auxquels la femme est exposée plutôt que ceux inspirés par sa capacité d’agir) sont la dernière chose au monde qui pourrait réduire les agressions sexuelles. » En surprotégeant la femme on la dissuade de se prendre en charge. Se croyant à l’abri (puisqu’elle pourra porter plainte !?), la voilà incapable de poser ses limites clairement. On l’encourage à se percevoir comme une proie passive, et non pas comme une personne qui sait ce qu’elle veut, qui fait ce dont elle a envie. On la persuade que si ça se passe mal, ce sera toujours la faute de l’autre (puisque l’autre est un prédateur). Mais qu’en est-il dans la réalité ?
Faut-il voir la sexualité comme un danger ou une expérience ?
Dans le vrai monde, faire des expériences, c’est prendre des risques et accepter la part d’échec qui va avec. Comment rendre les femmes fortes avec un discours permanent de mise en garde contre les périls du sexe ? « Être maître de son propre corps, surtout pour les femmes, est un talent qui s’acquiert et qu’on doit enseigner », soutient Laura Kipnis, critiquant avec véhémence le discours sécuritaire (puritain) dominant. « Pour ce qui me concerne personnellement, je me demande qui j’aurais pu devenir sans toutes mes mauvaises expériences sexuelles, sans mes professeurs imparfaits et sans ma liberté de commettre des erreurs. J’ai pu prendre des risques qui m’ont préparée à affronter plus tard d’autres risques, créatifs et intellectuels, et ce précisément parce que [moi et ma génération, celle des personnes nées à la fin des années 1960] nous ne pensions pas au sexe comme à ce qui aurait pu nous nuire. »
Agnès Giard © Libération
Le sexe polémique. Quand la paranoïa s'empare des campus américains, Laura Kipnis 2017. Traduit par Gabriel Laverdière, Liber 2019.
[Agnès Giard. Auteure de livres, journaliste et docteur en anthropologie, Agnès Giard a d’abord travaillé sur les nouvelles technologies, les artistes underground et la culture populaire japonaise avant de s’intéresser aux sexualités. En 2000, elle devient correspondante du magazine japonais SM Sniper et y collabore pendant plus de dix ans. En 2003, elle publie un livre d’art au Japon: Fetish Mode, puis entame une série de recherches qui sera publiée en collaboration avec des artistes contemporains japonais tels que Tadanori Yokoo, Makoto Aida, Toshio Saeki, etc. Son premier ouvrage, L’Imaginaire érotique au Japon, traduit en japonais, est classé au 4e rang des meilleures ventes de livres étrangers. Suivent un dictionnaire (Dictionnaire de l’amour et du plaisir au Japon) puis un livre de design répertoriant objets de culte, gadgets et sextoys étonnants (Les Objets du désir au Japon). Agnès Giard publie ensuite, grâce à la Villa Kujoyama, une anthologie critique: Les Histoires d’amour au Japon. Des mythes fondateurs aux fables contemporaines. En 2016, son dernier livre, Un désir humain – fruit de trois ans d’enquête dans le cadre d’un doctorat – porte sur les love dolls, prélude à de nouvelles recherches sur les dispositifs de simulation amoureuse au Japon. Agnès Giard est maintenant chercheuse rattachée à l’université de Paris Nanterre (laboratoire Sophiapol) et chercheuse post-doctorale au sein du groupe de recherche européen EMTECH (Emotional machines), à Freie Universität Berlin.]
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