Le 7 octobre 2020, Jalil Muntaqim (photo ci-dessus) est sorti de la prison de Sullivan, dans l’État de New York, en homme libre. Membre du Black Panther Party et de son bras armé clandestin la Black Liberation Army, Muntaqim avait 19 ans au moment de son arrestation, en 1971. Trois ans plus tard, il était condamné pour le meurtre de deux policiers.
Après avoir passé près d’un demi-siècle derrière les barreaux et déposé plus d’une dizaine de demandes de libération conditionnelle, Muntaqim a obtenu gain de cause en septembre, un mois avant de fêter son soixante-neuvième anniversaire.
Les États-Unis ont beaucoup changé pendant ses quarante-neuf années d’incarcération, notamment l’image des Black Panthers, désormais objet de vénération et d’intense récupération commerciale.
Les exemples ne manquent pas: lors de son concert à la mi-temps du Super Bowl de 2016, Beyoncé et ses danseurs arboraient les tenues de militants du parti; il y a eu aussi le film Black Panther de l’univers Marvel; le roman graphique sur le Black Panther Party; et bien sûr le film Judas and the Black Messiah, dont l’acteur Daniel Kaluuya vient de recevoir un oscar, et qui raconte le meurtre de Fred Hampton, leader des Black Panthers dans l’Illinois, tué par la police en 1969.
Mais que pensent les vétérans de ce récent intérêt artistique et commercial pour leur cause ? “Ils exploitent le nom et l’héritage du Black Panther Party, affirme Muntaqim, sans avoir aucune foi dans les idées de ceux qui souffrent toujours des arrestations du Cointelpro et sans penser à ceux d’entre nous qui sont à présent âgés et sans moyen de subsistance.”
Le programme dit “de contre-espionnage” Cointelpro a permis au FBI d’employer des méthodes illégales pour “exposer, discréditer et neutraliser” des organisations politiques jugées subversives dans les années 1950 et 1960.
Supervisé par le directeur du FBI de l’époque, Edgar Hoover, le Cointelpro visait les organisations communistes et socialistes, mais aussi l’American Indian Movement, les indépendantistes portoricains, les militants antiguerre du Vietnam et des personnalités comme Martin Luther King ou Malcolm X. À la fin des années 1960, le FBI a consacré toute son énergie à détruire ce qu’il considérait comme des “groupes militants nationalistes noirs”, notamment le Black Panther Party.
Qualifié par Hoover de “principale menace pour la sécurité intérieure des États-Unis”, en 1969 le Black Panther Party avait fait l’objet de 233 opérations du Cointelpro, allant de l’instigation de rivalités internes à l’infiltration d’agents.
Le programme Cointelpro a contribué à la mort d’au moins quatre Black Panthers, dont Fred Hampton et Mark Clark, ainsi qu’à l’incarcération de dizaines d’autres. Si certains militants ont été placés en liberté conditionnelle ou vu leur peine réduite après avoir passé des décennies en prison, nombre d’entre eux sont encore derrière les barreaux.
Et à l’heure où le Black Panther Party est plus populaire (et profitable) que jamais, ses militants survivants – récemment libérés ou toujours emprisonnés – ne profitent guère de cette popularité.
“Certains se font beaucoup d’argent sur le dos des Black Panthers, et les familles des militants disparus n’en voient pas la couleur”, confirme Sekou Odinga, ancien membre du parti et prisonnier politique: “Il n’y a rien pour ceux qui sont encore détenus et qui se battent pour survivre.”
Odinga a été le chef des Black Panthers du Bronx avant de travailler avec la section internationale du parti en Algérie. En octobre 1981, il a été arrêté et accusé d’être lié à la tentative de braquage d’un fourgon de la Brink’s à Nanuet au cours de laquelle deux policiers et un garde de sécurité ont été tués. Odinga a passé trente-trois ans dans la prison de Clinton, dans l’État de New York, avant d’être libéré le 25 novembre 2014. Il avait alors 70 ans.
Si Odinga et Muntaqim ont récemment obtenu de passer leurs dernières années auprès de leurs proches, plus d’une dizaine de militants des Black Panthers et d’autres organisations de libération noire sont toujours emprisonnés, notamment Russell “Maroon” Shoatz, l’imam Jamil Abdullah Al-Amin (aussi connu sous le nom H. Rap Brown), Kamau Sadiki et Mutulu Shakur (le beau-père du rappeur Tupac).
Bon nombre de ces hommes aujourd’hui âgés souffrent de problèmes de santé, encore aggravés avec la pandémie de Covid-19. Incarcéré depuis 1981, Mumia Abu-Jamal souffre d’insuffisance cardiaque et a été testé positif au coronavirus en mars dernier. En novembre, Shoatz a appris qu’il souffrait du Covid-19 ainsi que d’un cancer du côlon. Shakur a également attrapé le Covid en novembre dernier, alors qu’il recevait un traitement contre un cancer de la moelle osseuse.
À l’image d’Odinga, Sundiata Acoli faisait partie des Black Panthers de New York et de la Black Liberation Army. Condamné le 2 mai 1973 à la prison à perpétuité après une fusillade dans le New Jersey ayant coûté la vie à un policier, il a passé quarante-neuf ans en prison.
Mathématicien diplômé et informaticien à la Nasa avant de rejoindre les rangs des Black Panthers, Acoli est aujourd’hui âgé de 84 ans. Il a obtenu, après vingt-cinq ans d’incarcération, le droit de demander une remise en liberté conditionnelle qui lui a systématiquement été refusée, en dépit de ses années de bonne conduite et de l’expression de “regrets et de remords”. Acoli souffre de multiples pathologies et a réchappé de peu à la mort après avoir contracté le Covid l’an dernier.
Au moins huit militants Black Panthers sont morts en prison au cours des vingt dernières années, le dernier étant Romaine “Chip” Fitzgerald, mort le 29 mars dans une prison de Californie à l’âge de 71 ans. Emprisonné depuis plus de cinquante et un ans, Fitzgerald est le Black Panther le plus longuement emprisonné de l’histoire des États-Unis.
Si les gens connaissent les noms des fondateurs du Black Panther Party, créé à Oakland par Huey P. Newton et Bobby Seale (dont le personnage apparaît dans un autre film, Les Sept de Chicago), la plupart des noms cités plus haut restent inconnus pour ceux qui découvrent l’histoire des Black Panthers.
Ces militants méritent pourtant la même reconnaissance que celle récemment accordée à Bobby Seale et à Fred Hampton, leur passé souvent marqué par la violence étant aujourd’hui perçu avec plus de sympathie alors qu’émerge une prise de conscience globale sur la dureté du combat des Noirs pour obtenir l’égalité de droits.
L’écrivain Matt Meyer, qui a travaillé étroitement avec les prisonniers politiques, craint aujourd’hui que les militants toujours emprisonnés ne soient oubliés. “À voir toutes les productions des dernières années, on a l’impression que le Black Panther Party est né et mort à Oakland avec Huey Newton et Bobby Seale, résume-t-il. Ce n’était pas vrai à l’époque, et ça ne l’est toujours pas aujourd’hui. Seule une version simplifiée et mythifiée de l’histoire peut ainsi faire oublier le fait que tant de militants sont encore en prison.”
Certains militants libérés reconnaissent toutefois quelques avantages à ce regain d’intérêt. “Chaque fois que quelqu’un mentionne les Black Panthers, on vérifie ce qu’il dit, explique Bilal Sunni-Ali. Un des fondateurs des Black Panthers de New York, Sunni-Ali a été arrêté deux fois, en 1969 et en 1982, à cause de ses liens avec le mouvement. Libéré en 1983, il est devenu le porte-parole de ses camarades emprisonnés – en plus d’être saxophoniste au sein du Gil Scott-Heron’s Midnight Band. “Si quelqu’un propage de fausses informations, ça nous donne l’occasion de les corriger.”
Odinga reconnaît lui aussi que ce regain de popularité peut être une “occasion d’enseigner” l’histoire des Black Panthers.
En tant que vétérans du parti et ex-prisonniers, Muntaqim, Odinga et Sunni-Ali ont décidé de non seulement restituer une image fidèle du Black Panther Party mais d’être également les porte-voix de leurs camarades incarcérés. Odinga et Meyer font partie de l’organisation Spirit of Mandela, qui prévoit de former un tribunal international en octobre prochain pour “accuser le gouvernement des États-Unis, les États et différentes agences américaines de violation des droits humains et civils contre les Noirs, les métis et les peuples indigènes”.
La récente glorification des Black Panthers dans la culture populaire est l’occasion de sonder les réactions des gens, notamment des publics non noirs. Les gens ne sont-ils prêts à sympathiser avec la cause des Black Panthers qu’à condition que leurs militants soient présentés comme des figures historiques disparues depuis longtemps ? Ou peuvent-ils étendre leur sympathie aux militants bien vivants qui sont toujours en prison ?
À tous ceux qui découvrent l’histoire et la répression du Black Panther Party et qui voudraient aider à attirer l’attention sur les militants toujours emprisonnés, Meyer propose un moyen simple et direct: “Écrivez une lettre [aux prisonniers politiques] pour leur dire que vous savez qu’ils existent. Envoyez un message à vos amis pour leur proposer de ne pas seulement aller voir le dernier film [sur les Black Panthers], mais de parler de leurs militants qui sont toujours derrière les barreaux.”
“Mobilisez vos amis et votre famille, renchérit Odinga. Sur vos réseaux sociaux, vous pouvez donner des informations sur nos frères et sœurs qui se battent toujours pour leur liberté depuis leur cellule.”