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le vieux monde qui n'en finit pas
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27 mai 2022

Sur la circulation des armes à feu. Et en France ?

Eh oui. En France, où en sommes-nous ? Voici un article de Patrick Declerck qui fiche les chocottes (Le Monde daté du 28/5)

« Une fois de plus, aux États-Unis, le désolant retour du même. Le 24 mai, à Uvalde, petite ville du Texas, un adolescent de 18 ans, nommé Salvador Ramos, a tué dix-neuf enfants de la Robb Elementary School, ainsi que deux adultes, avec un fusil d’assaut. Dix jours auparavant, Payton Gendron, 18 ans lui aussi, avait assassiné dix personnes dans un supermarché de Buffalo (New York). Ce type d’attaque se répète inlassablement, 61 fusillades ont eu lieu en 2021 [dans des zones peuplées], selon le FBI. L’amour des armes à feu est une grave maladie américaine.

« Le deuxième amendement de la Constitution des États-Unis, document fétichisé jusqu’à l’absurde – comme si un texte juridique était par essence au-dessus de toute modification –, stipule clairement qu’"une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d’un État libre, le droit du peuple à détenir et à porter des armes ne sera pas enfreint". Fort bien. Rappelons simplement que ce texte date de 1791 et qu’il ne désigne en aucune façon les armes actuelles dotées d’une puissance inimaginable à l’époque. Pour autant, et mis à part le Parti démocrate, la question n’intéresse pas grand monde aux États-Unis, surtout pas les membres du Parti républicain, et encore moins ceux de la National Rifle Association, lobbyistes hors pair de l’idéal des armes pour tous.

« Cet état de fait, j’ai eu l’occasion de le constater moi-même. Dans l’idée d’en faire plus tard un livre, j’ai, après beaucoup de difficultés, réussi à intégrer une école de snipers sévissant à la périphérie de Phoenix, en Arizona. Beaucoup pourraient juger l’expérience saugrenue, mais j’ai poursuivi la même démarche d’immersion que celle que j’avais entreprise auprès des SDF de Paris, au début des années 2000. En tant qu’anthropologue, je pense profondément que l’on comprend mal ce que l’on n’a pas vécu directement. Je me suis donc présenté comme un fanatique des armes, écœuré de ne pouvoir donner libre cours à ma passion en Europe. Et j’ai ainsi été accepté au sein d’une des meilleures écoles au monde d’assassins à distance.

« Lors de deux séjours, en 2012 et 2016, j’y ai suivi trois stages et possède les diplômes de sniper/contre-sniper, sniper avancé et instructeur qui l’attestent. C’était se plonger là dans l’Amérique profonde, celle de toutes les caricatures et de tous les excès. Les pick-up trucks y circulent en masse, un fusil accroché à la vitre arrière, juste derrière la tête du conducteur. De même, il y est considéré du plus haut chic de porter une discrète arme de poing lovée dans sa botte de cow-boy ou, plus évidemment manifeste et donc plus viril, d’avoir un Smith & Wesson coincé dans la ceinture de son jean.

« La plupart de mes collègues apprentis snipers étaient d’anciens marines, et tentaient, grâce à ce diplôme, de progresser dans leur carrière de mercenaire. Carrières offertes et généreusement rémunérées par divers organismes privés auxquels le gouvernement américain sous-traite encore et toujours des missions de sécurité, comme à l’ambassade américaine de Bagdad, en Irak.

« Nous nous entraînions dix heures par jour avec un seul quart d’heure de pause pour se nourrir, et cela durant une dizaine de jours sans interruption. Les quatre instructeurs que j’y ai connus étaient d’anciens snipers du corps des marines, et avaient tous servi diversement lors des campagnes d’Irak I [1990-1991], Irak II [2003-2011] et d’Afghanistan [2001-2021]. L’un souffrait, au minimum, de graves troubles de stress post-traumatique. Lorsque je l’ai rencontré, il n’était pas sorti de chez lui depuis plus d’un an. De temps en temps, sa fureur interne le submergeait et, avec la première arme qui lui tombait sous la main, il se mettait à tirer n’importe où, dans l’espace infiniment tolérant du désert. Un autre, alcoolique plus ou moins contrôlé, sentait, dès le petit matin, le whisky à deux mètres de distance. Un troisième, sans raison apparente, se mettait parfois à jurer, hurlant qu’il en avait marre, mais vraiment marre et qu’il allait finir tout seul dans une cabane en haut de la montagne, entouré de chiens dangereux qui n’obéiraient qu’à lui. Il aurait plein d’armes et descendrait quiconque viendrait le provoquer. Le quatrième avait été exclu de l’armée pour raisons psychiatriques. Sa camionnette était couverte de drapeaux américains mais arborait aussi deux drapeaux sudistes vissés au-dessus des plaques d’immatriculation, à l’avant et à l’arrière de son véhicule. Jadis, dans les États du Sud, l’emblème servait à afficher ouvertement l’amère nostalgie d’avoir perdu la guerre de Sécession.

« Aujourd’hui, fièrement exhibé dans l’ensemble du pays, le drapeau est devenu le signe de reconnaissance d’une population de plus en plus enragée face à ce monde postmoderne où elle ne trouve plus ni identité, ni sens, ni place économique. C’est l’Amérique des Blancs pauvres et aliénés. Je ne fus pas étonné de voir ce même drapeau fièrement brandi à Washington, lors de l’attaque du Capitole, le 6 janvier 2021. J’ai regardé les images sur CNN et tout m’est revenu: l’Arizona, les mêmes uniformes, la même confusion, la même folle vénération de Donald Trump, une vénération presque inimaginable. L’une des pizzerias de Phoenix, où mes camarades de stage aimaient commander des menus complets, vantait, parmi ses desserts, un cheese-cake "doux et riche, juste comme Donald Trump".

« Armes et délires, c’est bien là toute l’affaire. Chaque sniper est un assassin réel ou potentiel. Sa mission intrinsèque est de neutraliser l’adversaire soit en le blessant gravement, soit en le tuant d’une seule − toute-puissante et comme magique − pression de l’index. Chaque sniper est une possibilité de catastrophe en marche et sa formation n’a d’autre objectif que de lui apprendre à tuer vite et implacablement. Voilà sa seule mission et il n’attend que l’occasion de l’accomplir.

« Il est paradoxal que cette monstruosité plus ou moins contrôlée ne puisse s’accomplir qu’en appliquant scrupuleusement une technique de pure rationalité. Quelles que soient la motivation, la mission ou la folie du sniper, ce dernier n’atteindra sa cible avec efficacité qu’en se soumettant aux exigences des pures lois de la chimie, de la physique et de la gravitation.

« Les armes ? Une folie américaine, certes, mais pas uniquement. Quand je suis revenu en France après mon dernier stage en Arizona, il m’a semblé utile à la rédaction de mon futur livre d’y acheter un fusil. Je pensais évidemment qu’il ne pourrait être qu’un lointain cousin de celui que j’utilisais aux Etats-Unis, mais qu’il m’aiderait néanmoins à faire et à refaire les mêmes gestes et à garantir ainsi une plus grande précision à mon texte. Quelle ne fut pas ma surprise, pour ne pas dire ma sidération, de trouver après un rapide tour sur Internet, que la même arme, soit une Remington 700, était disponible à l’achat.

En France, c’est très simple

« Ce fusil de base des snipers du corps des marines est proposé en toute légalité chez nombre d’armuriers. Il suffit, pour l’acquérir, d’avoir un casier judiciaire vierge et de faire partie d’un club de tir. Club de tir auquel tout vendeur futé vous offre immédiatement d’adhérer, ceci permettant cela. La candidature, accompagnée d’un certificat médical assurant tant votre capacité physique que mentale à tirer au fusil sans danger manifeste, doit être adressée à la Fédération française de tir qui, après vérification de votre statut juridique, vous renverra la carte de membre. Aucun souci ensuite pour emporter votre arme à la maison.

« Ce processus simple ne concerne que les armes dites "de catégorie C", soit les fusils de chasse et de tir. La procédure est considérablement plus longue et plus contraignante pour les armes de poing et les fusils semi-automatiques. Ce qui, en soi, est une excellente chose dont chacun peut incontestablement se féliciter. Malgré tout, le diable se cachant dans les détails, les dispositions en vigueur peuvent laisser quelque peu rêveur.

« Ainsi, par exemple, n’importe quel membre d’un club de ball-trap, où l’on tire en principe et seulement sur des pigeons (fort heureusement d’argile), avec un fusil de chasse généralement de calibre.12, peut donc se procurer le fusil des tireurs d’élite américains. Mais pour faire quoi ? A quoi peuvent bien servir, en France, des fusils tels que la Remington 700 dont l’impact des balles reste mortel à plus de 2 kilomètres ? Remington 700, qu’il est possible également d’équiper d’une des meilleures lunettes en vente sur le marché car, sans lunette de visée, il n’est pas de précision à tout tir lointain. Quelle ne fut pas mon ultime consternation d’entendre l’armurier me proposer, une fois ma Remington 700 acquise, de compléter cet achat par un silencieux – il en avait plusieurs modèles – pour en parfaire encore le charme intrinsèque.

« Résumons-nous: fusil de guerre, lunette de visée, silencieux, et bipied pour davantage de stabilité en position couchée. Et les munitions ? Qu’en est-il des munitions ? L’armurier que j’ai interrogé à ce propos a été très ferme et la chose était non négociable et sans appel. La loi est brutalement claire: il est, en France, formellement interdit à tout tireur d’acheter plus de mille (mille !) cartouches par jour. En revanche… En revanche, il n’existe aucune limite au nombre d’armes de catégorie C que l’on aurait envie de s’offrir. De s’offrir à soi-même ou − certes, en toute illégalité mais néanmoins parfaitement possible – d’en acheter pour d’autres, bien évidemment. Nul doute que pouvoir s’approvisionner aussi aisément de mille cartouches par jour pour alimenter un nombre indéfini de fusils de sniper achetés sans difficulté pour satisfaire on ne sait quel besoin doit, en ce climat de risques terroristes permanents, en faire rêver plus d’un.

« Ainsi, si le pire arrive – et avec de telles facilités d’approvisionnement guerrier, on voit mal comment il n’arriverait pas –, à tout le moins l’Etat, contrairement à sa regrettable habitude, ne pourra pas dire qu’il ne savait pas. C’est maintenant chose faite : il sait. »

Patrick Declerck est écrivain et anthropologue. Ancien membre de la Société psychanalytique de Paris. Vient de publier Sniper en Arizona, Buchet-Chastel, 2022.

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