Pour en finir avec les censeurs !
Tribune libre d’Yves Frémion, parue dans ActuaBD, 13/1/2023
« L’affaire Bastien Vivès a réveillé de vieux démons. Il s’est trouvé plus de 500 femmes et hommes, se revendiquant pour la plupart créatrices et créateurs de BD, pour exiger l’annulation d’une exposition sans que personne ne l’ait vue, par un manifeste confus où se mêlaient arguments critiques recevables, indignation féministe contre des propos anciens, revanches personnelles, jalousie d’artistes ignorés – et surtout délire parano-puritain.
Dans ce méli-mélo, des créateurs s’engagent POUR la censure, ce qu’on n’avait plus vu en Occident depuis l’hystérie du psychiatre fou Fredric Wertham et le Comics code de 1954. En effet, dans leur texte, ces imagicides(1) dérapent en demandant au festival d’Angoulême de rédiger et d’appliquer une charte d’engagement, "afin que les futures sélections et programmations du festival soient réalisées dans le respect du droit des personnes minorisées ainsi que dans l’égalité de leurs représentations." En un mot, un nouveau « Comics code », comme celui dont les dégâts sur la BD US durant 40 ans ont été dévastateurs, et malgré son abolition pèsent encore sur la création outre-Atlantique.
Sous prétexte de défendre des minorités opprimées qui ne leur ont rien demandé ou le combat féministe qui méritait mieux, les signataires expriment leur alignement sur les plus bruyants puritains étatsuniens que quatre ans de trumpisme ont sorti de leur marginalisation.
Rappelons ici que malgré son insolence et son sens de la provocation (qu’on a évidemment le droit de ne pas apprécier et de lui retourner de façon identique), Bastien Vivès n’a dans l’état de nos informations commis aucun délit, n’a brutalisé personne, n’a violé aucune femme, ni sodomisé aucun enfant, ni même incité qui que ce soit à le faire, il a juste dessiné des histoires dont les fantasmes sont pour tout dire assez banals. Que diraient nos Talibans de la BD si leurs propres fantasmes étaient exhibés devant tout le monde ? Qui serait alors le plus monstrueux ? Au moins, Vivès se met à nu dans ses albums, ce qui depuis Jean-Jacques Rousseau constitue une part importante de la création littéraire et artistique. La BD autobiographique est même devenue un genre qui a donné aussi bien Fabrice Neaud que la vague Girly.
Au-delà, dans tout puritanisme suinte la phobie non seulement du sexe mais celle du corps lui-même, qui hante depuis des centaines d’années tous les censeurs de l’univers: "Il faut détourner l’esprit des images corporelles" paniquait déjà au IVe ou Ve siècle un certain Augustin dont l’Église a fait un "saint". C’est bien ce dont il s’agit ici, dans cette vision asexuée de l’enfance qui ravirait les militants de la Manif pour tous, et cette terreur de sexes trop visibles à leurs yeux effarés.
Les signataires voudraient dicter désormais aux artistes le contenu de leurs œuvres, les contraindre à dessiner, imaginer, penser, selon des normes définies par 500 personnes qui s’autoproclament défenseurs de victimes... de papier. Eh oh, Staline est mort, il y a 70 ans ! Les artistes officiels, ça n’existe encore que dans les plus dures dictatures.
Paniqués par de simples images, on rêve ! Cette kouachisation des esprits a tellement envahi la population depuis janvier 2015, que même ceux qui vont en être victimes s’en font désormais les défenseurs. Nous sommes là en plein "syndrome de Stockholm" où les (futures) victimes réclament leur flagellation.
Parce qu’il se pourrait bien qu’avec le durcissement idéologique qui saisit le monde, nos gentils signataires soient à leur tour, plus vite qu’ils ne l’imaginent, victimes d’une censure, d’une contrainte indésirable, d’une violence intellectuelle comme celle qu’ils prônent ici. Qui aura envie de les défendre alors ?
Toute cette tragédie ‒ car c’en est une, moins pour Vivès que son talent sauve, que pour le mental de 500 personnes emportées par leur manque de réflexion ‒ sombre dans le ridicule et restera dans l’histoire de la culture comme les honteux précédents de Dame Anastasie. Leur pseudo-analyse des albums de Vivès est toute aussi fantasmée que leur contenu.
Alors amusons-nous quelques minutes: imaginons un instant l’application stricte de leur projet de "charte". Dénonçons alors l‘ignoble œuvre de ce Yankee nommé Walt Disney. Depuis les années 1940, il inonde les revues pour la jeunesse du monde entier avec ses histoires de Donald. Qu’y voit-on ? Un humain animalisé en canard, vêtu humainement, mais dont tout le bas du corps est à poil, bien qu’à plumes, exposé au regard de nos innocents bambins, le cul en l’air, ainsi qu’une humaine animalisée en cane et dévêtue de semble façon. Pire: il y aussi dans ces histoires les trois jeunes neveux de Donald, des enfants animalisés, eux aussi le cul nu; ils vaquent à longueur d’épisodes devant le héros qui n’est, tenez-vous bien, même pas leur père mais un oncle, espèce parentale qu’on sait fortement encline à la pédophilie familiale. Or, les personnages de Disney ne sont pas plus caricaturaux que ceux de Bastien Vivès. Ils sont eux aussi une incitation à la pédopornographie sur ces enfants et à un viol sur cette femme ainsi exposée au rut du héros ‒ dont elle porte de surcroît le même patronyme (Duck), ce qui pourrait ajouter l’inceste à l’abomination.
Les publications Disney doivent d’urgence être bannies des kiosques, des festivals, des écoles et des bibliothèques. Démolissons les statues de Disney à Anaheim et à Disneyland ! Brûlons les kiosques à journaux qui diffusent le Journal de Mickey et Picsou magazine ! À l’exemple du célèbre peintre Il Braghettone qui rhabilla les personnages du pornographe Michelangelo, re-gouachons ces personnages dans les albums déjà parus !
Et pour conclure, pour que ceux qui n’ont pas compris qu’"on ne combat pas les images avec des non-images"(2) et qu’ils sachent ce que ça fait d’être ostracisés, prenons une mesure simple: cessons immédiatement et définitivement à la fois de les lire et d’acheter leurs albums. Je le fais dès maintenant et garde la liste de ces justiciers et justicières sur moi. »
Yves FRÉMION
1. Terme figurant dans Images interdites, tome 1 de Bernard Joubert et Yves Frémion (Alternatives, 1989).
2. Christian Bruel, éditeur pour la jeunesse, Contact, 1989.
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Yves Frémion est écrivain et éditeur, ancien collaborateur de Fluide Glacial,
auteur de Images interdites, tome 2 : la censure au XXIe siècle (Alternatives, 2022)