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8 mars 2024

Bastien Vivès : « Je dois repartir de l’avant. »

Entretien avec Bastien Vivès, par Romain Brethes et Christophe Ono-dit-Bio pour Le Point

[C.O. & R.B.] Des menaces de mort sur les réseaux sociaux, avec photo de balle de kalachnikov, son ADN prélevé par la police, un interrogatoire kafkaïen, une proposition de se soumettre à un examen psychiatrique et l’annulation de tous ses projets d’albums et de films parce que son nom ne doit plus apparaître... Bastien Vivès a décidé de sortir du silence et nous raconte ce qu’il traverse, un peu plus d’un an après le début d’une affaire qui l’aura vu se faire poursuivre en justice pour de simples dessins. [Je remercie également Michel Cadralu et Vinz J. Orlof]

Rappel des faits : en janvier 2023, la rétrospective du jeune auteur fêté de Polina et de la suite de Corto Maltese est annulée par l’organisation du festival d’Angoulême, affolée par une pétition accusant trois de ses bandes dessinées humoristiques de « pédopornographie » et de « banalisation de l’inceste ». Parmi elles, Les Melons de la colère et La Décharge mentale, pourtant vendues sous blister dans le cadre d’une collection ouvertement pornographique (et signalée comme telle) accueillant de grands noms de la BD (Nine Antico, Aude Picault, Willem, Florence Cestac).

Parallèlement sont exhumés et publiés sur les réseaux sociaux des propos dévastateurs de bêtise et d’immaturité tenus par Bastien Vivès sur des forums Internet, qui datent pour certains d’entre eux de plusieurs années (les posts scabreux où il agresse verbalement la dessinatrice Emma et son fils, notamment). Malgré ses excuses et son autocritique (« Les réseaux sociaux m’ont rendu con », dira-t-il), le dessinateur, guère adepte du politiquement correct, voit les menaces s’accumuler : après les plaintes de deux associations pour « diffusion de l’image d’un mineur présentant un caractère pornographique », une nouvelle association poursuit l’auteur et ses éditeurs Glénat et Les Requins Marteaux. En ligne de mire particulièrement, l’album Petit Paul, déjà visé par deux plaintes en 2018 et 2020, classées sans suite.

Étrangement, quatre ans plus tard, alors qu’il s’agit pourtant de bandes dessinées et non d’actes réels, c’est à la brigade de protection des mineurs qu’est confiée l’enquête par le parquet de Nanterre. Comme si celle-ci ne relevait plus du droit de la presse (qui a toujours servi de cadre quand un journal ou un livre sont mis en cause), mais d’une sordide affaire de mœurs. La justice française confondrait-elle désormais la réalité et la fiction ? Le parquet devra bientôt se prononcer. Les traits tirés, mais combatif et déterminé, le dessinateur se confie en exclusivité sur cette situation ubuesque. Et désormais inquiétante pour la liberté d’expression et les artistes, quoi qu’on pense de leurs œuvres et de leur personnalité.

À quoi ressemble votre vie, un an après la violente polémique qui vous a touché ?

« Que voulez-vous que je vous dise ? Je suis traité comme un criminel. Pour des dessins... Aujourd’hui, tous les projets que j’avais en cours ont été arrêtés. Tous. Et j’ai fait une année blanche niveau revenus. Je ne suis pas à plaindre, car j’ai pu travailler sur mon Corto Maltese, qui était signé avant, et parce que j’ai eu l’appui de gens courageux. Mais tous mes autres projets, que ce soit dans la bande dessinée, l’audiovisuel ou le jeu vidéo, tout est tombé à l’eau. Absolument tout. Je devais réaliser un long métrage. Tout était sur les rails. Il ne se fera pas. »

Il est annulé ? On vous l’a expliqué comment ?

« Ah, je sais maintenant qu’on ne vous dit pas : "On ne veut plus travailler avec toi." On vous dit simplement : "On aimerait beaucoup travailler avec toi mais on ne peut plus utiliser ton nom." Comme si c’était une évidence. On vous dit que votre nom est devenu radioactif, et donc qu’il ne peut plus apparaître. C’est assez ironique quand, depuis dix ans, on venait vous chercher de toutes parts exactement pour ça. J’essaie de revenir progressivement, mais c’est très compliqué. C’est la première fois que je reprends la parole depuis un an, je n’ai fait aucun festival, je n’ai pu présenter le Corto Maltese nulle part, à l’exception de l’Italie et de l’Espagne. »

La situation est différente dans ces pays ?

« J’ai eu énormément de soutien de la part des éditeurs et auteurs de ces deux pays, qui tombaient des nues devant cette histoire. Ils ne comprenaient pas ce qui se passait. Peut-être parce que la contre-culture est plus forte chez eux. Je ne sais pas. »

Comment votre famille vit-elle cela, cette "radioactivité" ?

« Elle tient bon, mais c’est compliqué, car ça dure. Ma femme s’est protégée, mais vous pouvez imaginer que voir le nom de son mari et du père de ses enfants associé à "pédocriminel", c’est quand même insupportable. Certains parents ne vous disent plus bonjour lorsque vous allez chercher vos enfants à l’école, la paranoïa s’installe, la haine se libère de la part de personnes qui ne vous ont même jamais lu. Dès que les mots "pédophilie" ou "pédocriminalité" apparaissent, toute argumentation s’arrête net. Si vous voulez vous lancer dans une explication sur la distinction entre la réalité et la fiction, sur le rôle du dessin, c’est mission impossible. À un moment où je ne dormais plus, je ne cessais de réfléchir au mot adéquat qui pourrait me sortir de cette situation. Comment expliquer ? Je me disais : "Si je montrais ma bonne foi, les gens enfin comprendraient." »

C’est quoi, votre bonne foi ?

« C’est rappeler que je n’ai rien fait, que je n’ai pas commis de crime ! Chez les policiers de la brigade des mineurs, on a prélevé mon ADN. Oui, mon ADN... On a pris ma salive avec un coton-tige qu’on vous met dans la bouche. Je me disais : mais pour quoi faire ? La réponse : pour le croiser avec le fichier des criminels sexuels. Vous vous rendez compte ? On a photographié un petit truc que j’ai au niveau du cou (un arc branchial qui n’est pas développé), parce que c’est une marque distinctive que des victimes hypothétiques pourraient mentionner... J’ai eu droit aussi à ma photographie d’identification judiciaire, comme dans les films ! Mais tout ça pour quoi ? Parce que j’ai dessiné des histoires humoristiques à caractère pornographique vendues sous blister, donc qui ne concernent que des gens qui veulent les acheter, avec un avertissement pour le public. Je rappelle que lorsque Petit Paul a fait l’objet d’une poursuite, en 2018, il y a eu un non-lieu immédiatement. Deux ans après, il y a eu un deuxième non-lieu. Et maintenant, ces non-lieux n’existent pas ? Je rappelle qu’on parle de représentations, pas d’actes, et qu’on peut rire, à mon sens, de toutes les représentations. Mais, depuis 2015, visiblement, les choses ont clairement changé... »

Depuis l’attentat contre Charlie Hebdo, vous voulez dire ?

« Je crois, oui. Au moment où tout le monde défilait pour Charlie, je me disais qu’on avait changé d’époque par rapport au dessin. Parce qu’on commençait à se demander si les dessinateurs de Charlie n’étaient pas allés trop loin, et s’ils ne méritaient pas finalement ce qui leur était arrivé. Oui, je pense sincèrement que la tuerie de 2015 a modifié notre rapport au dessin, à l’image, à la représentation. Auparavant, souvenez-vous, personne ne se posait la question. Et puis le "oui, mais..." est apparu. En France, depuis les années 1970, Hara-Kiri et les autres avaient tapé sur les bigots, les ignorants, les puritains, les obscurantistes. Quand un dessinateur était attaqué, la presse le soutenait parce qu’il s’agissait de la liberté, qu’on soit d’accord ou pas avec ce qu’il dessinait, et parce que ceux qui l’attaquaient visaient, en réalité, cette liberté. On pensait qu’on avait gagné, que c’était pour toujours, mais, dans les années 2000, on a sans doute relâché notre vigilance, par naïveté ou par confiance excessive. Peut-être aussi qu’on a été trop occupés à s’abrutir avec les réseaux sociaux. Je peux en parler d’autant plus librement que moi aussi je l’ai fait, et de manière stupide. »

Certes, mais entre 2018 et 2022, il y a eu aussi des ouvrages relatifs à des affaires pédophiles, comme La Familia Grande ou Le Consentement", qui ont provoqué une légitime prise de conscience. Comment avez-vous réagi quand vous avez vu des gens qui brandissaient des pancartes « Ni Matzneff ni Vivès ! » ?

« Mais moi je n’ai commis aucun forfait ! Je suis incriminé pour des dessins ! Et on se sert pour cela de textes de lois qui visent à protéger des enfants, ce qui est légitime, nécessaire, contre des actes réels. Mais Petit Paul n’est pas réel ! On m’a même demandé si Petit Paul était consentant... Il faudrait lire le procès-verbal de ma déposition à la brigade des mineurs de Nanterre. Les policiers prenaient une image tirée d’un album, hors de tout contexte, et me posaient des questions dessus. Comme s’il s’agissait de photos, de personnes réelles ! Et l’audition ne s’est pas arrêtée là. On m’a demandé si je regardais des films pornographiques, et lesquels, à quelle fréquence, si je me masturbais, combien de fois... J’ai répondu calmement. Et on a ensuite voulu me soumettre à un examen psychiatrique. »

Pourquoi cette affaire est-elle arrivée à la brigade des mineurs ?

« Je ne sais pas. Parce qu’on considère sans doute que mes livres pourraient être du matériel pour des pédophiles, qu’il pourrait les inciter au crime... Alors que jamais dans mes bandes dessinées je n’ai représenté le corps d’un enfant comme un objet de désir. Mes contradicteurs me disent : "Oui, d’accord, Petit Paul est une bande dessinée outrancière et humoristique. Mais s’il n’avait pas un sexe de 80 centimètres, hein ? L’histoire serait différente, non ?" Justement, il se trouve qu’il a un sexe de 80 centimètres et que tout l’album est fondé sur cette exagération grotesque. Dans Petit Paul, on n’est pas dans la réalité. Il n’a même pas de visage. »

On vous a beaucoup reproché de ne pas avoir explicitement donné un point de vue désapprobateur sur certaines scènes que vous dessiniez, et de vous cacher toujours derrière l’argument humoristique.

« Mais c’est un point crucial dans toute ma démarche, l’humour, l’exagération. Je ne vais pas en plus mettre des sous-titres pour expliquer que, bien sûr, je condamne la pédophilie ! Quand un auteur de polars décrit un meurtre, est-ce qu’il précise que, bien sûr, il condamne les meurtres ? »

Il y a un terme qu’on vous a également reproché d’avoir employé, c’est celui de fantasme. Vous l’aviez utilisé dans les réseaux sociaux, dans des interviews. Comme si vous mettiez en scène dans vos bandes dessinées vos propres fantasmes.

« Oui, j’ai écrit à vingt ans des conneries sur un forum... J’ai été un troll, oui. J’ai utilisé les réseaux sociaux de manière stupide, j’ai tenu des propos scandaleux, débiles et provocateurs, qui ont légitimement choqué. J’étais dans mon monde, je ne tenais pas compte des autres, je parlais sans filtre, sans limite. Je les regrette vivement, et je présente une nouvelle fois mes excuses. Mais, oui, je peux mettre en scène certains fantasmes. Petit Paul peut refléter ceux que j’avais enfant quand je regardais la poitrine de ma tante avec fascination, mais ça s’arrête là. Ce n’est pas de la pédophilie ! Quant à La Décharge mentale, c’était une énorme caricature, conçue comme une réponse à la bande dessinée d’une autrice dont je considérais qu’elle constituait elle aussi une caricature. Les Melons de la colère, c’est la réponse d’une famille humiliée par des notables qui ont violé une fille pauvre et sans défense, dans une atmosphère chabrolienne. Si je regrette mes mots sur les réseaux sociaux, que je voudrais ne jamais avoir écrits, en revanche, je ne renie pas ces albums qui ont un sens. Ils restent de bons thermomètres de la liberté d’expression. »

La pornographie est-elle, pour vous, nécessaire à la société ?

« Je n’en sais rien, mais je déteste le puritanisme. La pornographie fait partie de la sexualité, même si je ne suis pas naïf sur la nature de cette industrie aujourd’hui. Je voulais justement faire une collection chez Casterman qui aurait posé la question de l’érotisme et de la pornographie dans le dessin. Mais c’est un projet aujourd’hui impossible et abandonné. Je croyais, sans doute à tort, que notre art était celui qui bénéficiait encore du plus bel espace de liberté, comme le dessin de presse. Une liberté conquise par Reiser, Wolinski, Gotlib et les autres dans les années 1970. Tout cela n’aurait-il été qu’une parenthèse ? »

Certains vous reprochent de rester bloqué naïvement dans ces années, qui n’avaient pas que des bons côtés, loin de là.

« J’ai construit une grande partie de ma culture, et pas seulement la bande dessinée, dans les années 1970. Je le sais bien, je dois déconstruire mon rapport à cette époque, mais elle n’était pas seulement composée de pédophiles ou de violeurs ! »

Vous avez vous-même porté plainte pour insultes et menaces de mort. Pourquoi ?

« Pour les prochains qui passeront après moi. Quand on vous adresse une photo de balle de kalachnikov et que vous êtes dessinateur, cela signifie quelque chose, après ce qui s’est passé à Charlie Hebdo. Ce sera jugé en juin prochain. »

Vous avez encore envie de dessiner ?

« Oui, je travaille sur une exposition au printemps, avec des dessins inédits qui reviendront sur cette affaire, sur ce que j’en ai tiré. Là, je suis encore dans la survie artistique, qui nécessite une capacité d’adaptation, donc je m’adapte. D’un point de vue judiciaire, je n’en ai pas terminé, et je dois dire que j’ai très peur. Au-delà de moi, c’est une affaire qui a traumatisé la profession et les éditeurs. On m’a encouragé à prendre du temps pour moi, mais je suis un artiste. Je dois repartir de l’avant. »

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Commentaires
G
Effarant ! Nous vivons une époque de régression inouïe. C'est tellement énorme que je finis par craindre que tout ça finisse très mal... Plaignons nos enfants et nos petits-enfants.
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G
ils sont fous... ce monde devient fou...
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