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le vieux monde qui n'en finit pas
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16 mai 2024

Hommage à Nelly Kaplan [Belen], par Noël Godin

Extrait d'Anthologie de la subversion carabinée [L'Age d'homme, 1988]

Dans le fifilm Néa, à la montagne, en pleine tourmente hivernale, l’éditeur Sami Frey promet à Ann Zacharias, qui veut faire criquon-criquette à l’instant même avec lui, de répondre à son souhait le jour où la neige aura fondu sur le toit de la chapelle rabouillant dans les hauteurs (c’est-à-dire dans bien plus d’un trimestre !). Sans sourciller, la gisquette s’en va alors roustir le sanctuaire. Tous les rapports de Nelly Kaplan, dite Belen, à notre société d’épargne et de tempérance battent pavillon dans cette transcendante scénette. Pour la cinéaste, y a pas à chiquer: « Notre folie doit consister à vouloir plus de ce que l’on peut, mais à pouvoir tout ce que l’on veut. »

Née d’un père marinier (qui l’initie lui-même à « l’amour absolu, fou, splendidement gratuit, délirant ») et de mère inconnue, « voyante et voyeuse », Belen entre à seize ans comme préposée au linge dans une maison de rendez-vous de Shangaï où se confirment ses dons divinatoires (elle lit l’avenir dans les gouttes de « liqueur de flux charnel »). Elle partage ensuite ses loisirs entre l’exploration de terrae incognitae, l’apprivoisement de fleurs carnivores en vue d’une rénovation de l’accouchement sans douleur, la lutte armée en Amérique latine, l’érotisme expérimental pratiqué sur des tortues géantes et la rédaction de féeries profanatrices (Le Collier de Ptyx, Le Réservoir des Sens, et son autobiographie, Les Mémoires d’une Liseuse de Draps ou un Manteau de fou rire) où les puissances du mal des récits des autres – revenants, grands galactiques, gourgandines, magiciens noirs, androïdes, fées Carabosse, vampires... – ont les plus minouches intentions qui soient et ne supplicient que « les plus hideux chrétiens » [Molière].

Et puis, Nelly conquiert le cinéma en y apportant sa féroce clairvoyance de serpent moucheté, sa décapitante haine des bonnes mœurs et des génuflexions, sa scandaleuse beauté, son goût très vif des puits défendus, son humour patouf-patoufeur de chatte-tigresse et son pouvoir mandrakien de faire feu (de joie) de tout bât.

Après quelques courts métrages héliothérapiques (dont À la Source, la Femme aimée, que la censure a clandestinisé), notre chasseresse de snarks fait apparaître avec sa baguette de macralle quatre comédies-guérillas du tonnerre de toutes les diablesses :

La Fiancée du Pirate (1969), qui reste, avec Bof et La Salamandre, le classique des classiques des pamphlets filmiques monte-en-l’air des années-barricades ;

Papa, les petits bateaux (1971), dans lequel une freluquette bettyboopante fait échouer ravisseurs, guignolos et parents sur les brisants de ses toquades ;

Néa (1976), philtre sorciéresque condamnant au bûcher toutes les « échasses du devoir et de la morale » [Dostoïevski] ;

Charles et Lucie (1979). « Au début ce ne sont que deux êtres noyés dans leur médiocrité, noyés dans le renoncement de ce qui était leur côté le plus étoilé, et qui ont perdu toute capacité de lutte. Ils ne vivent plus, ils "durent". Et ce n’est que parce qu’ils sont confrontés à la réalité rugueuse qu’ils s’aperçoivent que c’est quand même mieux d’être dans la rue les armes à la main (c’est-à-dire en sortant un peu les griffes). » C’est ainsi qu’alors ils se retrouvent « en-dessous de zéro », nique de mèche, sans un rouge liard, sans une croquignole pour s’nourrir, sans un fil pour s’couvrir, Charles et Lucie réussissent à puiser dans leurs bas-fonds toute l’effronterie qui convient pour faire les glaudes à l’adversité et réélectro-aimanter friponnement leur vécu.

« Je pense que l’habitude est l’antichambre de la mort et que c’est dans l’aventure qu’on peut rester vivant. » [Belen, 1979]

Remarquons enfin que Nelly Kaplan relève à la fois de trois des catégories subversives-carabinées sérieusement minoritaires de notre anthologie, celle des ménades du meurtre anti-hiérarchique (comme Valérie Solanas et Flamme-Flamme), celle des cinémaroufles (comme les Boudou), et celle des occultistes trognons (comme Aleister Crowley).

« Poétesses, à vos luttes ! Sorcières, à vos balais ! Pour une création androgyne, douce ou amère, mais violente ! » (Paroles... elles tournent !, 1976)

 

La Revanche des sorcières (1960)

Maintenant, plus de contraintes ; l’air est pur de tout ce qui étouffe nos journées ; les philtres absorbent la pesanteur des mouvements, et nous jonglons avec les interdits jusqu’aux limites sans cesse reculées de nos hantises.

Que nous pouvons nous amuser, peuplant les cauchemars de ceux qui, dans leurs lits, se croient protégés par les serrures, les imbéciles !

Comme elle nous ravit, l’expression de celui qui prépare soigneusement ses sermons, quand nous égarons sa main à l’instant précis où la vieille gouvernante vient lui apporter son tilleul quotidien !

C’est aussi le moment où le père et le frère prennent conscience d’avoir toujours désiré, celui-là sa fille, celui-ci sa sœur ; l’heure où, elle aussi, le sait ; où les dévotes desséchées se demandent, inquiètes, pourquoi elles sont en train d’exacerber leurs chiens...

Aucun de ces êtres ne se doute que c’est notre regard, que ce sont nos mains qui les conduisent. Que pour chacun de nous qui a été brûlé, qui brûle, qui brûlera, nous viendrons par légions pour réparer les injustices. Ils ne savent pas non plus que nous sommes les plus forts, parce que notre esprit ne connaît pas les contraintes, parce que nos sens ne rêvent que de tout éprouver, parce qu’un jour nous arriverons à libérer tous ceux qui sentent, sans le savoir encore, jusqu’à quel point la vie doit être changée.

Nous le savons par contre. De là nos rages et nos vertiges ; de là nos haines sans merci. C’est pour cela qu’ils nous poursuivent.

Mais ils sont trop bêtes pour nous reconnaître à l’incandescence laissée par les bûchers dans nos sourires...

Et dans la clairière, chaque nuit, nous étudions les plans pour l’Invasion. (Quand elle aura lieu, bientôt, je vous conseille de vous rallier à notre cause.) Nous avons toute la force des larmes des amants séparés par la sottise, tout le dégoût des vies sacrifiées aux intérêts d’autrui. Notre chant est celui des dernières barricades. Inévitablement, notre victoire approche.

La Reine des sabbats © Nelly Kaplan

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