Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
le vieux monde qui n'en finit pas
le vieux monde qui n'en finit pas
Publicité
le vieux monde qui n'en finit pas
Visiteurs
Depuis la création 1 426 159
Newsletter
Derniers commentaires
4 octobre 2024

Entretien avec Jean-Henri Meunier (deuxième partie)

La vie comme elle va, Jean-Henri Meunier, 2003

~

Entretien avec Jean-Henri Meunier, par Jean-Pierre Bouyxou [deuxième partie]

JP.– Dans tes films sur Najac, ce que tu montres n’est pas la vie du village.

JH.– Le village n’est qu’un décor. L’« histoire », c’est ce que racontent les gens que je filme. Ce n’est pas du tout représentatif de Najac. Au début, certains Najacois râlaient : « Pourquoi il n’est pas aller filmer le VVF, le village de vacances ? Pourquoi il n’est pas allé filmer le camping ? » Quand ça a commencé à se savoir que je faisais un film, certaines personnes attendaient une sorte de dépliant touristique. Je n’ai jamais eu le besoin ni l’envie de faire un film sur le village de Najac. Ce sont les gens qui m’ont attiré, et ils auraient pu être ailleurs. Je pense qu’on peut faire le même film à Paris. Si tu te balades avec ta cam’ dans le quartier où tu vis, il y a sûrement des gens magnifiques. Il y en a partout : des clochards célestes, des poètes, des fous, des illuminés, des rêveurs, des intellectuels, des gens sublimes. Et heureusement, parce que s’il n’y en avait qu’à Najac, ce serait dur pour l’humanité !

 

JP.– Tu as rencontré dans ce bled un concentré de gens fous, poétiques, dont tu as eu envie de fixer certains moments.

JH.– Voilà, exactement. Et les faire briller, parce que je les trouve magnifiques dans la vie.

 

JP.– C’est-à-dire que tu te mets à leur service plus que tu ne les mets au service des films ?

JH.– C’est un échange, un partage. Je me mets à leur service, ils se mettent au mien, et le tout est au service du film. Ils me donnent quelque chose, j’essaye de leur donner autre chose, et le film est le mélange des deux. Et puis après le tournage, c’est exactement comme quand tu fais ton marché sans savoir ce que tu vas préparer à manger. J’ai eu la chance, dès Aurais dû faire gaffe, de rencontrer Jean-Jacques Flori, mon chef opérateur, et il m’a présenté Yves Deschamps, un virtuose du montage, un monteur qui fait la différence, un très très grand, un gars qui a travaillé plusieurs années avec Orson Welles, qui a monté cent vingt longs métrages et au moins cinquante documentaires. Il m’a tout enseigné, il m’a tout appris parce que je n’y connaissais rien, rien du tout. Pour arriver à monter à peu près tout seul, cela m’a pris plus de trente ans.

 

JP.– Maintenant, tu montes tout seul ?

JH.– Oui, depuis Mina Agossi, une voix nomade, réalisé après Ici Najac. Mais Yves est venu m’aider à finir chaque film, j’ai vraiment besoin de lui et de son talent. C’est aussi un pote génial et on kiffe vraiment ensemble, c’est une grande chance de l’avoir rencontré ! Y’a pire ailleurs, on l’a monté avec Yves. Beaucoup de séquences du film avaient été montées pendant La vie comme elle va et Ici Najac. À l’époque, on a commencé à monter tout ce qui était montable, des scènes, des séquences, et on en avait des heures et des heures. La structure de chaque film a été construite à la fin, au cours des dernières semaines du montage. Il restait des séquences auxquelles je tenais absolument, qui n’avaient trouvé leur place ni dans le premier film ni dans le deuxième.

 

JP.– Certaines séquences non utilisées ne sont-elles pas devenues des courts métrages ?

JH.– Non. Il y a une séquence que je n’ai intégrée à aucun des trois films. C’est celle de Jean qui cultive de la marie-jeanne. On m’a dissuadé de l’incorporer à Y’a pire ailleurs. On me disait : « Si tu le mets, ton film ne passera nulle part, sur aucune chaine. » Ça, c’est un truc qui me choque aussi. Quand tu fais une fiction, les personnages peuvent plonger le nez dans la coke, se faire des shoots, fumer des joints, cultiver des champs de beuh, ça passe, c’est de la fiction. Mais putain ! Dès que c’est dans le réel, ça ne passe plus, on te dit que c’est du prosélytisme !

 

JP.– Il n’est pas dans les convenances de monter la réalité jusqu’au bout...

JH.–Welles disait qu’à partir du moment où tu montes, tu manipules, et que pour redonner la vérité il faut commencer par bien mentir. Après, c’est une question d’honnêteté intellectuelle. Mais c’est quoi, la réalité ? Si quelqu’un d’autre avait fait un film à Najac avec les mêmes gens que moi, il aurait fait autre chose aussi. Donc, forcément, ce sont des choix. C’est subjectif, toujours. C’est leur réalité à eux mélangée à la mienne et à celle d’Yves.

 

JP.– Peut être qu’à l’avenir on fera des films sur toi...

JH.– Je ne serai jamais aussi beau et intéressant que mes personnages. J’aimerais bien être aussi cool qu’eux. Ils m’ont beaucoup appris, et je me suis souvent dit qu’ils étaient impecs, dans leurs vies respectives. Ils étaient vraiment en accord avec eux-mêmes, avec leur propre poésie, leur propre humanité. De toute façon, ce qu’on montre, c’est ce qu’on a envie de montrer. Ce sont nos choix.

 

JP.– Et toi, tu as la conviction que les gens que tu filmais ne sont pas sortis de leurs personnages en sachant qu’ils étaient filmés, qu’ils n’en ont pas du tout rajouté ?

JH.– J’en ai plus que l’intime conviction. Ce n’est pas une caméra qui va les changer, ils sont bien plus forts que tout ça. Ils sont tellement eux-mêmes, et ils l’étaient bien avant que je les rencontre, et ils le sont toujours aujourd’hui. Ces gens n’ont pas besoin de moi pour exister !

 

JP.– Combien d’années de travail représente chacun de tes longs métrages ?

JH.– Smoothie, c’est quatre ans de tournage. Pour La vie comme elle va, Ici Najac et Y’a pire ailleurs, le tournage s’étale sur une douzaine d’années. Rien à perdre et sa suite, Tout à gagner, c’est sur deux ans. Ray Lema, c’est aussi sur plusieurs années que le film a pris forme, Mina Agossi pareil, et Subramaniam c’est sur un an. Je commence toujours par tourner, puis j’effectue un prémontage, et c’est seulement ensuite que j’essaie de trouver l’argent. Je ne sais pas établir ces dossiers qu’on doit fournir pour demander des subventions ou solliciter l’aide des chaînes... Je ne sais pas quoi y écrire. Ce que je tourne, c’est la vie, c’est ce que m’offrent les personnes que je rencontre. Je ne suis pas voyant, je ne peux pas savoir ce qui va se passer, et je n’en ai pas envie : je préfère le découvrir au tournage. C’est ça la vraie vie, le partage, le plaisir, le bonheur de filmer des gens que j’aime et qui restent eux-mêmes.

 

JP.– C’est quoi, ton budget moyen pour un film ?

JH.– C’est délicat d’avancer un chiffre. On est obligés de faire un budget officiel gonflé pour obtenir les aides nécessaires. C’est comme ça pour toute la profession, tout le monde ment, ce n’est que du bluff ! C’est du cinoche ! Si tu indiques le budget réel, on ne te donne que le quart de ce que tu demandes. Alors on triche, et c’est devenu la norme ! En réalité, au commencement, mon budget, c’est une caméra, des cassettes et puis le banc de montage qu’un pote m’a fabriqué. C’est ça le budget... J’ai toujours commencé par tourner, prémonter, monter, et seulement ensuite j’essaie de trouver de l’argent.

 

JP.– Tu es ton propre opérateur.

JH.– Oui. Dans ce genre de films, je suis tout seul pour faire le son et l’image. Si on était deux, ce ne serait plus du tout la même relation avec les autres, avec les gens que je filme. Bosser à deux n’est possible que pour les documentaires musicaux, parce que les musiciens sont rompus à l’exercice des interviews et des plateaux, quand ils promotionnent leurs albums. Et puis, pour la musique, j’ai quand même intérêt à avoir un putain de bon son ! Donc, là, je prends un ingénieur du son. Mais sur les documentaires comme Rien à perdre avec les SDF, ou comme Y’a pire ailleurs avec les gens de Najac, ça n’irait pas si nous étions deux. J’ai besoin d’être seul avec les gens que je filme. Juste la caméra, un micro et moi. Je ne me cache jamais pour filmer. Comme je prends aussi le son, je suis obligé d’être présent, très proches d’eux si je veux entendre ce qu’ils disent. C’est pour ça qu’il y a beaucoup de gros plans.

 

JP.– Ça donne une force à tes films, parce que ça t’enlève toute possibilité de céder à la tentation d’apparaître toi-même à l’image.

JH.– Ah ça, jamais !

 

JP.– C’est souvent le défaut des documentaires.

JH.– Je déteste me voir, je déteste entendre ma voix. Donc, je ne risque pas d’apparaître à l’écran, même pour poser des questions. De toute façon, je n’arrive pas à filmer et parler en même temps. Je peux dire un mot comme ça, de temps à autre, juste pour relancer quelqu’un que je filme, mais pas davantage. C’est également là que mes personnages me scotchent : je n’aurais jamais pu écrire les choses qu’ils se disent comme ça, entre eux... des trucs d’une puissance incroyable, à la fois pleins de pure poésie et de bon sens. Dans Y’a pire ailleurs, quand Dominique et Christian se prennent le chou au bistrot et qu’elle lui dit : « Arrêtez de vous vanter de votre appendice qui pendouille lamentablement », jamais je n’aurais écrit ça ! Ces gens sont de super dialoguistes. D’ailleurs ils ne dialoguent pas, ce sont leurs mots à eux. Je me souviens qu’une fois, j’avais été invité à présenter La vie comme elle va à l’université d’été de l’ESAV [École supérieure d’audiovisuel] de Toulouse. C’était un workshop d’étudiant internationaux, il y avait des Russes, des Allemands, des Français, des Italiens, des Polonais qui apprenait à écrire un scénario. Au dîner, après la projo, j’étais assis près de Guy Chapouillé, le directeur de l’école. En face de nous, il y avait un étudiant russe. Guy lui a demandé ce qu’il pensait du film. Et je te jure, ça m’a fait kiffer, ça a flatté mon ego, car le mec a répondu : « Je suis dans la merde avec mon scénario, maintenant. Parce qu’après avoir vu ce film, je me demande comment je vais faire pour avoir des personnages aussi forts. » J’ai vraiment compris ce qu’il voulait dire, parce que souvent, quand j’étais avec M. Sauzeau, je me demandais qui aurait pu interpréter M. Sauzeau si cela avait été un rôle ! Ce qui m’a aidé, aussi, c’est d’avoir tenu bon pendant quatre ans pour faire Smoothie avec Maurice Cullaz. On avait établi des dossiers, on était allés voir Arte, on était allés voir Canal +, et Brenda Jackson, qui était la décideuse, nous avait dit : « Personne ne s’intéressera à un vieux monsieur... » Putain ! Ils nous avaient tous jetés ! Eh bien ! Ça m’a vachement aidé pour Najac. Je me disais : « Putain, j’ai tenu quatre ans pour Smoothie ! » Et je savais que M. Sauzeau était aussi fort et aussi beau que Maurice Cullaz, sans problème. Et tous les autres personnages ! Je me disais : « Ce sont tous des Maurice. » Ça avait été magique, le tournage de Smoothie.

 

JP.– C’est quoi, ta structure de production ? Tu dois bien en avoir une ?

JH.– Non. Les dossiers, les papiers à gérer, c’est trop dur. Je ne sais pas le faire et je n’en ai pas envie ! Je suis seulement un interminable du spectacle, comme dit Bernard Lubat.

 

JP.– Avec quel matos travailles-tu ?

JH.– Depuis douze ans, c’est la PD 150. Avant, c’était la VX 1000 de Sony. Ce sont de super caméras. Le numérique a sauvé ma vie. Quand je faisais des films sauvages en 16 mm, comme L’Adieu nu ou Aurais dû faire gaffe, il fallait se faire prêter la caméra chez Alga Samuelson, puis trouver la pelloche, arnaquer Kodak, trouver un labo, squatter les salles de montage. On l’a fait, je l’ai fait, c’était bien. C’était une bonne école, quelque part. C’est Pierre Cottrell qui m’a enseigné ça. Lui, à l’époque, il faisait La Maman et la Putain, qu’il avait produit avec 300 000 francs, c’est-à-dire 45 000 euros. Donc ça m’a vachement appris, de commencer à faire des films à l’arrache. Et le numérique, ça a été une liberté totale de le découvrir. Évidemment, l’argentique, c’est comme la peinture à l’huile, c’est magnifique. Mais putain, la liberté que te donne le numérique, ça compense largement. Et puis quand les gens voient mes films, ils n’ont rien à foutre du matos avec lequel ça a été filmé, ni du format. Y’a pire ailleurs, on l’a laissé en 1.33, et le son au centre en mono. On l’a mixé en 5.1 mais mono, on n’a rien mis sur les côtés, tout au centre, et voilà le travail ! La PD 150 en basse lumière, tu peux filmer à la lueur d’une bougie. Elle m’a été trop fidèle, elle m’a trop donné... Dix ans de bonheur avec cette caméra !

 

JP.– Ce que j’ai trouvé de bien, dans tes films, dans ton regard, c’est que tu conserves au montage des moments où les gens tournent un peu à vide ou disent des conneries. Il y a même des côtés d’eux pas forcément sympathiques qui apparaissent à certains moments, et que tu n’occultes pas.

JH.– Oui, parce que je pense que leur humanité prime par-dessus tout. Même dans des moments un peu down, de blues, de déprime, je les trouve magnifiques. Ça me parle, ça me touche. C’est un peu comme les personnages dans les nouvelles de Raymond Carver, ils te filent un coup de blues et en même temps ils te font marrer, c’est comme dans la vie. Il faut de tout pour faire un monde, comme on dit. Il y a un temps pour faire la sieste, il y a un temps pour faire la fête, et c’est pareil pour nos sentiments. Qui n’a pas été down ? C’est quand tu es plus bas que terre que tu remontes. Si l’on était toujours en haut, on se ferait chier, et être toujours en bas, ça doit être insupportable. Malheureusement, il y en a beaucoup qui sont toujours en bas. Et nous, on a quand même de la chance de connaître le bas et le haut.

 

JP.– Dans Y’a pire ailleurs, il y a une séquence où la plupart des cinéastes auraient cédé au sensationnalisme. C’est la séquence où l’on tue le cochon. Là, tu fais une ellipse, tu ne montres pas quand on l’égorge. Et tu as parfaitement raison.

JH.– Alors que c’est filmé, puisque j’ai tourné la scène en plan séquence.

 

JP.– Oui, mais tu ne montres pas la mise à mort, parce qu’elle est inutile.

JH.– Il y a le cri du cochon off, on voit les couteaux. On comprend. Ça ne me paraissait pas être le truc essentiel à montrer. C’est un cochon qui se fait égorger, un être vivant qui se fait égorger. Si j’avais fait une version pour les talibans, peut-être que je l’aurais montré...

[Entretien : Jean-Pierre Bouyxou, été 2011]

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité