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4 octobre 2024

Entretien avec Jean-Henri Meunier

Entretien avec Jean-Henri Meunier, par Jean-Pierre Bouyxou

 

Jean-Pierre Bouyxou a mené cet entretien pendant l’été 2011. Publication censément destinée au dossier de presse du film à venir – ce devait être Y a pire ailleurs.  On ignore si ce dossier de presse a vraiment existé. À l’issue de l’entretien, JH est parti avec la cassette, dont le contenu a été décrypté (en taillant à la serpe dans les digressions, nous dit JiPé, pour ne pas dépasser un nombre raisonnable de feuillets). Voici cet entretien resté inédit, brut de décoffrage, que JiPé a voulu faire circuler alors que Jean-Henri Meunier s’est définitivement absenté le 11 septembre dernier.

 

JP.– Tu t’es fait connaître dans la deuxième moitié des années 1970 par des films que l’on peut appeler des films d’auteur, plutôt sophistiqués. Tu n’as pas seulement changé de genre. Il y a eu une rupture absolue dans ta carrière, si carrière il y a, mais aussi dans ton approche du cinéma, et même de la vie. Comment ça s’explique ?

JH.– Ça s’explique peut-être parce que la fin des années 70 et le début des années 80, c’était une période « stupéfiante » de ma vie... Quand j’ai commencé à faire des films, je n’avais jamais mis les pieds sur un plateau de cinéma, ni participé au moindre film. Je n’avais pas de culture cinématographique et très peu de culture tout court. La rencontre décisive, ce fut Henri Langlois, à qui Pierre-Henri de Mun, de la Fondation pour l’Art et la Recherche, avait présenté mes photos. J’étais photographe autodidacte depuis la fin des années 60, parrainé (à l’époque on ne disait pas encore sponsorisé) par Lumière-Ilford et la Fondation pour l’Art et la Recherche. Langlois les a exposées au printemps 1975, pendant trois mois, dans le hall de la Cinémathèque française, au palais de Chaillot. Un jour, il m’a dit : « Pourquoi tu n’essayes pas de faire un film ?» Avec un copain, on a écrit un semblant de scénario. On ne savait même pas comment s’y prendre ni même trop ce que c’était, et ça a donné un premier film, un premier brouillon qui s’appelait L’Adieu nu, mais tout de même avec Maria Casarès et Michael Lonsdale. Il n’y avait pas d’action à proprement parler, c’était plutôt un film d’images. Il m’a permis d’en réaliser un autre l’année suivante, Aurais dû faire gaffe, le choc est terrible, en 16 mm noir et blanc, tourné en huit jours avec Jean-Jacques Flori à l’image et Yves Deschamps au montage. Gainsbourg en a écrit la musique et la chanson originales, et ça a été une expérience très forte. En fait, j’ai appris le cinéma en le faisant. Et puis, après, il y a eu La Bande du Rex. J’avais réalisé les deux premiers films à l’arrache, avec très peu d’argent, mais, pour ce troisième, il y avait une « vraie » production. Ça a été une rude expérience pour moi, je n’étais pas du tout préparé à tourner avec une équipe de soixante personnes dans le cadre d’une production normale, avec un plan de travail, des fiches de tournage, un directeur de prod’ qui me harcelait. Il me répétait tout le temps : « T’es en dépassement de bobines aujourd’hui, on arrête », ou bien : « C’est l’heure de couper, on ne passe pas en heures supplémentaires. » Pour moi, c’est vite devenu l’enfer. Je ne savais même pas que ça existait, cette façon de faire. En plus, la Gaumont et la production avaient censuré plusieurs séquences pour que le film soit accessible aux moins de 18 ans. Il est sorti avec une interdiction aux moins de 13 ans. J’ai donc arrêté la fiction, ça a été une grande déception pour moi. Le tournage des deux premiers, avec une équipe de huit personnes en comptant large, avait été fraternel et artisanal. Il y a eu aussi le fait que ma vie stupéfiante a tout bloqué, parce que j’étais assez insupportable, surtout avec la cocaïne. J’étais super speed, et j’ai un peu envoyé chier toute la profession, de Toscan du Plantier à René Bonnel. Je me suis retrouvé blacklisté. Ce qui m’a sauvé la vie, c’est la musique. CharlÉlie Couture, que j’ai rencontré pour la première fois au Café de la Gare, jouait devant dix personnes et n’avait pas de maison de disque. De fil en aiguille, je me suis retrouvé à le signer sur Island Record pour Chris Blackwell et à produire son album Pochette surprise. En quelques mois, en produisant cet album, j’ai gagné autant d’argent qu’en réalisant quinze films et travaillant vingt-cinq années !

 

JP.– Quinze films ? Tu avais fait des courts, aussi ?

JH.– Non, mais j’en suis à mon quinzième film en comptant les fictions et les documentaires. En 1988, j’ai fait une rencontre absolument délicieuse et merveilleuse, celle de Maurice Cullaz. Ça s’est passé dans l’appartement de Francis Paudras, autour de minuit. Liliane Rovère nous avait invités, car elle écrivait un one woman show et voulait le lire à ses potes pour le tester. On était une vingtaine, dont Maurice. Après la lecture, on fumait un joint entre copains, dans un coin, et il a foncé sur nous en nous demandant « une petite bouif ». Il avait un look de grand-père, pas du tout un look d’allumé. Il avait 75 piges et une sacrée patate... Grâce à lui, je suis revenu dans le cinéma à travers le réel. Pendant quatre ans, sans thunes, avec des potes qui avaient une boîte de prod’, Label Vidéo, une caméra et des cassettes, on a filmé Maurice qui nous a fait partager son amour de la musique avec ses brothers. Ça allait de James Brown à Dizzy Gillespie, de Nina Simone à Dee Dee Bridgewater, d’Archie Shepp à Richard Galliano, et j’en passe. Et donc voilà, j’ai réalisé Smoothie, mon premier documentaire. Avec une liberté totale et un plaisir immense.

 

JP.– Le cinéma, ça t’intéressait depuis longtemps ?

JH.– Jusqu’à quinze ans, ni le cinéma ni la culture n’ont compté dans ma vie. Je voulais juste être paysan. Ma mère était fille de paysans et, tous les étés, j’allais chez mes grands-parents maternels à la campagne. Quand mon père est décédé, j’avais quatorze ans, mais dès l’âge de onze ans, comme j’étais un enfant caractériel, que je foutais un peu le boxon en famille, ma mère m’avait trouvé une association à Lyon, le Prado. J’ai été placé au pair pendant toutes les grandes vacances et celles de Pâques, pendant quatre années de suite. On partait de Lyon en car, on nous emmenait en Haute-Loire. On m’a déposé dans un hameau, Laprat. Le village s’appelait Saint-julien d’Ance, à une vingtaine de bornes de Craponne-sur-Arzon. J’ai été accueilli dans une famille dont la mère s’appelait Marie. Le fils unique, célibataire, s’appelait Joseph. Le mari de Marie, père de Joseph, venait de mourir. Ils avaient besoin d’un vacher pour le remplacer et s’occuper des six vaches et des deux chèvres. Là, j’ai vécu des étés magiques. Je partais le matin avec mes vaches, mes chèvres et mes chiennes, Gitane et Fleurette. Quand je rentrais, je devais traire une vache et les chèvres. On faisait les foins, les moissons. Je voulais vraiment être paysan, et ma mère, qui se souvenait d’être allée à l’école en faisant six kilomètres à pied dans des sabots, en portant sa gamelle, a tout fait pour m’en dissuader. Après la mort de mon père, je me suis retrouvé apprenti quincailler, à quinze ans. Je bossais 45 heures par semaine, du mardi au samedi, 8h/12h, 14h/19h, et le lundi on avait six heures de cours professionnels. Mon premier salaire était de 70 francs par mois alors que le smic était à 700. Des copains lycéens m’ont fait découvrir Henry Miller, Jack Kerouac et d’autres, plus la musique rock et tout ce qu’il y avait autour, et ça a changé mon existence. Je me suis dit : « C’est comme ça que je veux vivre. » Je découvrais, à dix-huit ans, qu’il y avait une autre vie. Et là, j’ai bifurqué dans les villes. On était gourmands, goulus, et on a voulu goûter à tout.

 

JP.– Et Najac, comment tu y es arrivé ?

JH.– À 45 ans, j’étais avec mes mômes de six ans et neuf mois, et après vingt-deux années de Paris, j’en avais ras-le-bol de la ville. De temps en temps, on allait se reposer à la campagne, dans l’Aveyron, chez des potes de la mère de mes enfants. Je n’avais évidemment pas un rond, et je leur disais souvent : « Si vous trouvez un bout de terrain pas cher, je l’achèterais bien pour faire une cabane et y venir l’été. » Un jour, ils m’ont appelé. Il y avait un terrain de deux hectares et demi qu’une vieille fermière, Mme Dumoulin, vendait. J’ai pensé : « Dumoulin au Meunier, c’est déjà un signe ! » Pour ses deux hectares et demi plus une ruine, elle demandait 30 000 francs, l’équivalent de 4 500 euros. J’ai appelé la mère de mes enfants, Katlène, et lui ai dit : « Bloque le loyer ce mois-ci, le paye pas, envoie-moi les 4 000 balles pour que je signe le compromis de vente chez le notaire. » Et on a bloqué la vente. Après, on a fait la manche auprès de la famille et des amis pour récupérer les 30 000 francs. C’était en 1994 et, l’année d’après, on s’est dit : « On va aller faire une cabane à Najac. » Du coup, on a décidé : « On va y vivre, on va restaurer la ruine. » On est arrivés et là, à cent mètres de chez nous, on a fait la connaissance de notre voisin, M. Henri Sauzeau. Ça a été le coup de foudre, comme avec Maurice Cullaz. Henri Sauzeau, c’était le Maurice Cullaz de la mécanique. Accueillant, généreux, magnifique, on est devenus très vite très proches et très potes. C’est le plus beau et le plus gentil voisin que j’ai eu de toute ma vie !

 

JP.– Le personnage central des trois films sur Najac, La vie comme elle va, Ici Najac, à vous la Terre et Y’a pire ailleurs, c’est lui…

JH.– Et voilà ! Il a aussi très vite fait partie de la famille. Au bout de quinze jours, il venait manger avec nous presque tous les soirs. J’allais le voir au minimum quatre fois par jour pour boire un café, un petit rhum de la Martinique, et papoter. Il avait vraiment la tête dans les étoiles. Il me faisait planer très haut, il était tellement touchant et totalement libre.

 

JP.– Là, tu n’avais pas touché une caméra depuis longtemps.

JH.– Ouais, le dernier film que j’avais tourné de façon sauvage en 93, et achevé en 94, c’était Sans queue ni tête, une fiction-happening déjantée. C’était aussi le premier film de Dany Boon, Michel Muller, des gens comme ça. On est restés enfermés huit jours dans une maison, chaque acteur avait écrit sa partition et j’ai fait la réalisation. C’est un truc complètement barré, et qui est d’ailleurs resté inédit.

 

JP.– Il n’est jamais sorti commercialement ?

JH.– Jamais, mais il y a eu une projo à Paris, au Trianon. C’était blindé de chez blindé, l’éclate totale. Au bout d’un an à Najac, un pote est passé à la maison. Il avait une caméra, une V8. C’était avant la HI8, donc bien avant le numérique. Il me l’a donnée et j’ai tourné les premières séquences à Najac. J’ai eu très envie de filmer M. Sauzeau. Comme ça, pour le pied, comme un film de famille. Deux ans après mon arrivée à Najac, j’ai réalisé le film musical avec Ray Lema, Tout partout partager. Ensuite, j’ai fait le film avec Subramaniam, le violoniste indien, un maître de la musique carnatique. Donc j’allais, je bougeais, mais chaque fois que je revenais à Najac, pendant mes périodes d’intermittence, je filmais, sans savoir où j’allais. Je ne me posais même pas la question. C’était juste le bonheur de partager du temps et des moments délicieux, avec M. Sauzeau d’abord, puis avec d’autres qui sont aussi devenus mes amis. Je ne pouvais pas avoir une relation privilégiée et intime avec cinquante personnes, mais ceux avec qui j’avais envie de passer du bon temps m’ont tellement donné, appris... Et puis aller filmer à mobylette ou à pied, quel pied ! Être seul pour le faire, disponible à tout moment, même si t’as pas de budget, tu as la liberté. Et ça, c’est sacré !

 

JP.– Là, tu n’avais pas encore de projet précis ?

JH.– Je kiffais, je prenais du plaisir !

 

JP.– Avec l’impression qu’ils te disaient et te montraient des choses, et qu’il fallait fixer leurs témoignages ?

JH.– J’ai immédiatement constaté qu’il s’agissait de gens magnifiques. En plus, ils étaient très à l’aise avec la caméra. Un des premiers trucs que j’ai ressentis m’évoquait les personnages de Steinbeck, Tendre Jeudi, Rue de la Sardine, j’avais l’impression d’être avec des gens qui avaient ce feeling-là. J’ai passé des années avec eux. En 2000, quatre ans après avoir commencé à tourner des séquences, il est devenu évident que ce serait bien d’en faire un véritable film. On a rédigé un dossier, et là ça a commencé à merder, parce que je ne sais pas du tout écrire ce genre de paperasse. On a cherché des chaînes mais tous les décideurs « enchaînés » nous jetaient, aucun ne voulait nous soutenir. J’avais trouvé une petite boîte de prod’, Cauri Films, que dirigeait une femme remarquable, Marie-Claude Reverdin. Elle avait coproduit mon film sur Maurice Cullaz, mais on n’est pas arrivés à trouver le financement, personne ne croyait en nous ni en ce film. Un jour, à Paris, avec mes potes Yves Deschamps et Philippe Akoka, on a fait une maquette en squattant des bancs de montage. C’était un lieu où l’on se sentait bien, le studio Artistic Palace, à Boulogne. La légende affirmait que Jimi Hendrix était venu y taper le bœuf.

 

JP.– Tu bossais avec les rushes que tu avais déjà emmagasinés ?

JH.– Oui, il y avait déjà 250 heures de rushes. On a fait une maquette d’une heure, et une amie productrice a fait venir Christophe Barratier et Jacques Perrin. Autant la production d’un film peut être une galère, autant avec Jacques Perrin c’est simple et toujours positif.

 

JP.– Christophe Barratier, celui des Choristes ?

JH.– À l’époque, il n’était pas encore réalisateur. Il était producteur chez Galatée Films avec Jacques Perrin. Ils nous ont donné vraiment tous les moyens pour finir le film. Avec Yves, on a eu tout le temps qu’on voulait pour le montage, c’était miraculeux. Ça a duré encore deux ans, d’ailleurs, entre le tournage et le montage. Pendant que je continuais à tourner, Katlène avait commencé le dérushage. Ça a pris neuf mois avant le début du montage avec Yves.

 

JP.– En montant, as-tu découvert qu’il te manquait des choses, as-tu dû tourner de nouvelles séquences ?

JH.– Non, pas spécialement...

 

JP.– Tu as utilisé uniquement le matos que tu avais déjà ?

JH.– Absolument. Les seules scènes que j’ai tournées « exprès », ce sont des scènes que j’avais vues dans la vie se dérouler sous mes yeux, des jours où j’avais pas la caméra, et dont je pensais : « C’est vraiment bien, j’aimerais montrer ça. » Alors, j’ai demandé à des personnages de les refaire. Et comme c’étaient des choses de la vie courante, ça ne leur posait aucun problème.

 

JP.– Quand il a fait Nanouk l’esquimau, qui est un film magnifique, Robert Flaherty voulait absolument tourner certains plans à l’intérieur d’un igloo. Comme ce n’était pas possible, il s’est servi d’un faux igloo, dont les parois s’arrêtaient à mi-hauteur. Est-ce qu’il t’arrive également de reconstituer et de mettre en scène une réalité que tu ne peux pas filmer telle quelle ?

JH.– Ça a pu m’arriver, oui. Par exemple, j’avais vu Arnaud, le chef de gare, faire de la mobylette sur le quai. Je lui ai demandé s’il voulait bien repasser devant la gare. Et puis il a eu cette idée loufoque et géniale d’escalader le tas de bois, et ça a donné cette scène dans Ici Najac.

 

JP.– Donc, tu as pu être séduit par une chose que faisaient tes personnages dans la vie, et leur demander de la refaire devant la caméra ?

JH.– Oui.

 

JP.– Peux-tu aller jusqu’à leur demander de la refaire parce que ce n’était pas comme ça que tu l’avais vue la première fois ?

JH.– Non, tout est tourné en une seule prise.

 

JP.– Il n’y a donc pas du tout de direction d’acteur ?

JH.– Il y a un dialogue avec certains personnages, notamment avec Arnaud, le chef de gare, ou M. Sauzeau. Mais tous ces personnages sont plus éclatants dans la vie qu’au cinéma. Je ne montre d’eux que quelques éclats de vie, quelques pépites glanées avec le temps. Et puis ce qui m’importe, quand je tourne, c’est tous ces instants partagés avec les gens que je filme, bien plus que le but à atteindre. M. Sauzeau, ce mécano, un poète génial, généreux, et bien allumé, chaque fois que je rentrais dans sa vie, que ce soit avec son gyrocoptère, ses moteurs, avec ses poupées, il me donnait tellement de bonheur... C’est ça que j’essaye de montrer aussi, le bonheur et le plaisir d’être ensemble, tous ces petits moments de la vie, complices et intimes.

 

JP.– M. Sauzeau, c’est le douanier Rousseau de la mécanique.

JH.– Oui, il est tout simplement magnifique. Sur le tournage, je me disais souvent : « Dans une fiction, qui pourrait jouer ça, ce rôle, à ce niveau-là ? » Parce que quelque part ils me scotchaient tous, dans ce qu’ils donnaient, dans l’émotion, dans la générosité, dans l’humour et la poésie. En fait, ces gens sont capables de te donner autant d’émotion que les stars de Hollywood payées trente millions de dollars !

[fin de la première partie]

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