Sédition
Merci à l'Age d'Homme et à Vladimir Dimitrijevic, insoumis de toujours et éditeur libre, qui ont remis au four l'Anthologie de la subversion carabinée de Noël Godin. Ce cocktail incendiaire de l'automne 1988 est de retour sur les tables des libraires, le plus loin possible des cadavres qui bougent encore de tous les thuriféraires du virage au centre, fossoyeurs de la lutte des classes et autres buveurs de café décaféiné. En couverture, des Pieds Nickelés hilares et bariolés font les clowns. Laissez-vous embarquer.
La paresse faisant vertu, je recopierai simplement en le retouchant un peu, un article que l'excellent François Bott me permit de publier, il y a dix-neuf ans et demi, dans le Monde des Livres.
L' Anthologie de la subversion carabinée est bel et bien le "projectile autoricide jeté sur le pavé des civilisés" dont rêvait Joseph Dejacque au XIXe siècle. En près de mille pages (sans parler de sa mastoc bibliographie, mise à jour aux aurores de 2008), Godin y recense quelque cent cinquante auteurs issus de tous les horizons géographiques ou sociaux et usant de toutes les formes d'expression recensées (du reportage à la chanson paillarde, du conte licencieux à la lettre d'insultes, de l'essai théorique à la grille de mots croisés). Catalogue magnifique de la subversion de tous les pouvoirs, apologie exaltée de tous les refus, ce chateaubriand de la sédition ne néglige aucun des moyens mis en oeuvre par l'Histoire (ou l'imagination du lecteur) pour "faire un mauvais parti aux couillonneries trônantes".
L'érudition littéraire et historique de Godin, qui revendique avec la même exultation l'héritage des Pieds-Nickelés et celui d'Ubu, l'influence de Ravachol et celle des pétroleuses de la Commune, l'amitié de Pierre Desproges et celle de Jean-Pierre Bouyxou, est éprouvante. Son anthologie convoque autant d'humoristes et de pamphlétaires facétieux (Allais, Swift) que de maîtres z'à penser de la théorie politique et philosophique (Vaneigem, Fourier), autant de littérateurs obscurs ou reconnus (Sade et plusieurs surréalistes sont mis à contribution, ainsi que Laurent Tailhade et Félix Fénéon) que d'activistes bien réels (Bonnot, Henry).
Eu égard au désordre imposé de la table alphabétique, la Fraction Armée Rouge d'Ulrike Meinhof et Andreas Baader côtoie ainsi Jean Baudrillard, Marius Jacob voisine avec le père Duchesne, tandis que Zola flirte avec Ramsès Younane, qui fonda avec Georges Henein le groupe surréaliste égyptien.
Quelques témoins à charge inattendus comparaissent même dans ce procès impitoyable du "monde de l'erreur complète", où Godin joue les procureurs avec jubilation : un cardinal et un chanoine, un commissaire de l'Armée rouge et quelques policiers notoires, un saint et même Paul Claudel (qu'un égarement d'adolescent fit encourager ses lecteurs à enflammer les domiciles des riches bourgeois de l'époque).
Godin, qui possède un style inimitable, tire le portrait de ses invités avec un sens aigu de la formule. Son écriture est succulente, qui mêle le néologisme hilarant et l'archaïsme savoureux. Mais on aurait tort de ne pas le prendre au sérieux.
Derrière la juxtaposition incongrue et le jeu avec les mots se dessine en effet une vision exubérante, ludique et foutrement apocalyptique de la pratique révolutionnaire et de la vie tout court. "Détruisons et brûlons tout ce qui nous empêche / De quelconque façon d'avoir toujours la pêche", lit-on dans l'Ode à l'attentat pâtissier, qu'on peut décidément considérer comme sa profession de (mauvaise) foi et son cahier des charges agit-prop.
L'Anthologie, meilleur livre à ce jour de Noël Godin, est de nature à donner des insomnies aux "empêcheurs de mieux jouir et autres jean-foutre".
Qu'on la distribue dare-dare dans les collèges et les séminaires, les sous-préfectures et les prisons, les casernes et les ateliers.