Cinérotica, enfin
Christophe Bier est en train de réaliser un vieux rêve. Soutenu par les éditions NSP-Dagorno, cet historien de la sexploitation*, spécialiste du X français, des lois scélérates et de la censure cinématographique, quand il ne tient pas chronique sur France Cul («Mauvais Genres»), est le maître d'œuvre d'une colossale Encyclopédie du cinéma français érotique et pornographique dont la première livraison mensuelle sera en vente demain, lundi 29 septembre chez les marchands de journaux. Cinérotica, c'est son petit nom, est constitué des 24 numéros d'une revue abordant le sujet sous des angles historiques, thématiques et esthétiques. Le numéro 1 s'ouvre très logiquement sur « L'érotisme dans le cinéma français 1895-1940 » et « Les pornos primitfs 1900-1950 ». (Plus tard, on verra « les films sexy des années 1950, la libération sexuelle des années 1960/1970, le classement X, l'homosexualité, le porno comique, l'érotisme et le fantastique, les grandes hardeuses, le sexe bizarre, le cinéma naturiste, les films de strip-tease, le ghetto des salles spécialisées, etc. »)
[* « Le terme américain sexploitation, écrit Bier dans sa préface, même s'il garde une connotation économique et commerciale, a l'avantage d'annuler les frontières entre érotisme et pornographie. S'il en existait un équivalent français, il désignerait parfaitement notre corpus. »]
Pastèque sur le gâteau : Chaque numéro sera accompagné d'un fragment du fabuleux Dictionnaire concocté par Bier et son équipe d'érotomanes surexploités. Ce qui représente un corpus de plus de 1700 films répertoriés par ordre alphabétique (de A bout de sexe à Zob zob zob), chaque notule comprenant la fiche technique la plus complète possible, le résumé, un texte critique et de palpitantes notes de production (histoire des différentes versions, du soft au hardcore, selon les destinations géographiques; démêlés avec la censure; propos de réalisateurs; réactions remises dans leur contexte, etc.).
Tout ça pour un peu moins que le prix d'un paquet de Pall Mall mentholées. Sachant que la prose de Bier, Bodet, Bouyxou, Esposito, Levaufre, Minard, Rauger et Zimmer (pour ne citer que quelques-uns des auteurs) est sensiblement plus roborative que ce qu'on lit presque partout ailleurs, que l'iconographie est à tomber par terre et que le film de cul le plus consternant est immensément moins pathogène que le tabac et globalement moins ennuyeux qu'une messe en plein air, c'est tout bénéf.
Et puisqu'on a eu l'amabilité de glisser le premier numéro dans ma boîte, je ne résiste pas au plaisir de vous donner la liste des films traités dans ce fragment du Dictionnaire, et deux extraits critiques.
À bout de sexe, À la queue Lulu, À nous les petites salopes, À plein sexe, À pleine bouche, À pleins sexes, À propos de la femme, À trois sur Caroline, Accouplements pour voyeurs, les Acharnées du sexe, Adam est... Ève, Adolescence pervertie, Adolescentes à dépuceler, Adolescentes au pensionnat, Adolescentes brûlantes pour soirées très spéciales, Adolescentes et déjà p..., Adolescentes perverses, Adolescentes pour satyres, Adolescentes trop curieuses, Adolescentes vierges... pour sodomisation, Adolescentes voyeuses, violées et sodomisées, l’Affamée du plaisir, les Affamées, Agathe et Martha, l’Âge d’or, Âge tendre et sexes droits, Ah ! les belles bacchantes, Ah que c’est bon !, Aime... comme minet, Aimer et vivre libre, Alerte à la blonde, Alice chez les satyres, Alice ou la dernière fugue, Allez les filles, Allô, réseau de jouissance, Allô SOS-69 deux fois, Alyse et Chloé, l’Amant, l’Amant de Lady Chatterley (1955), l’Amant de Lady Chatterley (1981), les Amants, les Amazones, les Amazones de la luxure, l’Amour à la bouche, l’Amour au pensionnat des petites vicieuses, l’Amour aux sports d’hiver, l’Amour aux trousses, l’Amour chez les poids lourds, L’amour est à réinventer.
Extrait 1. Sur Alice ou la dernière fugue, Claude Chabrol, 1976.
« À l’époque ou le surréalisme se dissout dans la culture populaire (pop psychédélique, bandes dessinées érotiques italiennes), plusieurs films européens prennent pour héroïne une jeune femme errant dans une maison d’où nul ne peut sortir, perdue dans une temporalité abolie, et qui croise des personnages grotesques ou cauchemardesques: Love Birds, una strana voglia d’amare / Komm, süsser Tod (Mario Caiano, 1969), Christina princesse de l’érotisme (Jess Franco, 1971), Lisa e il diavolo (Maro Bava, 1972)... Ces films, d’inspiration plus ou moins psychanalytique, sont tous des variations très libres autour d’Alice au pays des merveilles. En 1976, Chabrol en donne sa version – tardive et décantée. Il confie le rôle d’Alice à une superstar du cinéma érotique, et la place en observation : Sylvia Kristel déambule seule dans les couloirs, les chambres et le parc de la propriété, avec le sentiment d’être déshabillée par le regard d’on ne sait qui. D’où l’érotisme diffus. Seul un plan la montre nue, vers le milieu du film. Britt Nini écrivait, à propos du nu de Sylvia Kristel dans Alice ou la dernière fugue : « Corps sans surprise, corps familier à l’amateur de fesses cinéphiliques. Pourtant son image est figée, ici, dans une attitude qui nous est inhabituelle : posture qui joue le retrait, la pudeur. "Vous êtes belle", commente (en voix off) le spectateur invisible d’une autre dimension. Jamais dans sa carrière, Sylvia Kristel n’aura été plus nue que dans ce plan ou la conscience d’être vue, convoitée par des regards invisibles, la saisit d’un vertige. De l’autre côté de l’écran, la voix off se diffracte dans le public en mille facettes. » (Stars System n°2, janvier 1977) Emmanuelle n’aurait jamais eu un tel succès sans Sylvia Kristel, actrice fantastique qui n’a pas eu les films qu’elle méritait. Avec Un linceul n’a pas de poches (Jean-Pierre Mocky, 1974), Alice ou la dernière fugue est l’un des rares à lui rendre justice. Dans la grande maison déserte, Alice croise parfois des personnages sortis d’on ne sait où. Ils sont interprétés par André Dussolier, Charles Vanel, Fernand Ledoux... Tous l’observent, et louent son stoïcisme. La louange vaut autant pour Alice que pour Sylvia Kristel. [Emmanuel Levaufre]
Extrait 2. Sur Adolescence pervertie, José Benazeraf, 1973.
« Ce beau film montre que le cinéma autarcique de Don José gagne parfois à s’ouvrir à des mondes éloignés. Le dépaysement concerne d’abord le contexte politique, dont la description a souvent été jugée incohérente par les observateurs de l’époque: tenante d’un gauchisme radical, l’héroïne applaudit pourtant Georges Séguy lors d’un meeting de la CGT. Or, ce curieux renversement de la doctrine benazerafienne est justifié par une brève discussion (l’amie parisienne de Mirella lui expliquant que les conditions de la lutte sont différentes des deux côtés des Alpes) et semble imputable au scénario signé par Jean Roy, par ailleurs critique cinématographique... à l’Humanité. Mais le style du cinéaste est surtout influencé par les contingences de la coproduction, au-delà de certaines coquetteries modernistes (seuls les principaux dialogues sont doublés en français, le reste étant parlé italien). La réalité transalpine lui propose ainsi la splendide architecture pérugine, ainsi que des couleurs très chaudes, tranchant avec la photo métallique qui baigne ses autres œuvres. Dans cet univers sensuel, on trouve encore des starlettes plus vigoureuses qu’à l’accoutumée, telle la gironde Femi Benussi ou la sculpturale Malisa Longo. Et c’est cette emphase sur les personnages féminins qui fait d’Adolescente pervertie une sorte d’incise dans une période vouée à la peinture d’une virilité désarçonnée par la rouerie du beau sexe, de The French Love à la trilogie La Soubrette / La Veuve / Les Deux Gouines. Ici, la description de la débauche en milieu estudiantin débouche sur le portrait déchirant d’une femme qui endure, pour l’amour d’un jeune adonis de 16 ans, tourments et humiliations. Cela culmine dans la scène finale, tournée hard pour l’export et donc coupée pour la sortie française, où la doublure de Femi Benussi applique une triple fellation à des figurants anonymes. [Gilles Esposito]
Images, de haut en bas : Karen Bach dans Baise-moi (Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi, 2000); Légère et court-vêtue (Jean Laviron, 1952); Lucrèce Borgia (Abel Gance, 1935); Sylvia Kristel dans Alice ou la dernière fugue (deux fois); Femi Benussi; Malisa Longo; Sylvia Kristel, derechef.