La visiteuse
Extrait de La Visiteuse, segment de L'Archipel des amours
France, 1981. Avec Jean-Claude Guiguet (réalisateur, scénariste), Paul Vecchiali (producteur, monteur), George Strouvé (directeur de la photographie et des doux travellings), Françoise Fabian (la dame en noir) et le printemps.
déposé par Joac340
Lisons Sandrine Rinaldi, sur le site de l'Acid :
Une dame en blanc entre chez une dame en noir. Elles parlent. La femme en blanc repart. La femme en noir met un disque. Elle écoute un peu la chanson. Elle va à la fenêtre. En s'approchant derrière elle, sur la pointe des pieds, on surprend une expression sur son visage. Quelle expression?
[...] Des êtres reclus à qui l'on rend visite, ces malades au chevet desquels on reste un moment avant qu'ils nous congédient sans façon, avec une douceur sans réplique, et jusqu'au sens sacré de la visitation, cela revient tout le temps dans les films de Guiguet. Quelqu'un du dehors, quelqu'un du dedans, quelqu'un venu de l'extérieur, quelqu'un évoluant dans un intérieur familier: si alors la visite est peut-être la figure par excellence de ce cinéma, c'est qu'est posée au cœur de celui-ci la question de «l'expression des sentiments» – oui, comment exprimer un sentiment, par quel mouvement extérieur se révèle un mouvement intérieur? Faut-il, ne faut-il pas, verser des larmes si l'on est triste? Quel signe attendre d'un sentiment qui étreint? Comment, pour une amoureuse, exprimer qu'elle aime? Question idéalement cinématographique: comment, par les moyens tout «extérieurs» du cinéma, avoir accès à une intériorité, et mieux encore, comment toucher au sentiment directement, d'un seul coup, en demeurant au seuil impersonnel de la visite – c'est-à-dire sans forcer une intimité au passage?
La Visiteuse, dans sa concision implacable, est un précis de l'art et la manière de Guiguet. Densité, exactitude, tranchant et délié des sentiments mêlés. Car cette brève visite est l'occasion d'une rencontre: celle entre le fait et l'idée, entre l'esprit et la chose qui sont à la naissance d'un sentiment – au dernier plan, sa fulgurance subreptice.
La femme blanche s'en tient au fait, la femme noire, à l'idée.
En moins de cinq minutes, on apprendra de la première qu'elle a été quittée par son amant, qu'elle en souffre, qu'elle a un mari, des enfants, et que les films de Charlot ne la font pas rire.
On ne saura rien de la seconde, de sa vie, de ses amours, mais on apprendra qu'elle a son idée, conseillant son amie éplorée sur le chagrin, la souffrance, l'utilité des larmes, l'attente et la guérison.
L'amie repartie, il suffira d'une simple chanson et d'un travelling avant pour toucher tout à coup au sentiment, celui que reflète alors le visage admirable de Françoise Fabian: parce que la visitée, conseillère inflexible, a préféré recommander à sa visiteuse de ne pas pleurer («Pas de larmes!»), son visage à la fin, soudain bouleversé, atteint instantanément la plus haute note du sentiment. Expression d'autant plus pure qu'on n'en connaît pas la cause. [...] C'est la précieuse beauté guiguettienne : l'irruption d'un sentiment absolument nu.
La femme regarde par la fenêtre, son sentiment ne lui appartient plus. Cette nudité ainsi impersonnelle s’offre à tous sans effraction, spectateurs solitaires et visitées d’un instant. Est-ce un miracle ou un mirage, qu'importe, puisque l'effusion est si vive. Si vive.