« Je pense que je suis riche » (Vollmann, 1)
« Je pense que je suis riche » Thaïlande, 2001
« D’abord, Sunee faisait le ménage dans le bureau du ladyboy; puis elle se rendait sur son territoire à elle, à savoir le onzième étage d’une certaine tour de bureaux où elle passait l’aspirateur, balayait et lavait le sol à la serpillière, après quoi venait la partie qu’elle redoutait: arroser le jardin sur le toit, ce qui signifiait transporter l’eau sur une échelle assez raide, deux seaux maintenus par un bâton en travers des épaules; car bien qu’elle fût fière de sa santé et ne fût jamais allée à l’hôpital sauf pour accoucher de ses cinq enfants – elle était si robuste qu’après que son premier mari, l’ouvrier du bâtiment, eut divorcé d’elle, elle avait un temps été docker sur les quais – néanmoins, selon les critères thaïs, Sunee n’était plus une jeune femme; les seaux étaient lourds et l’échelle tout sauf sûre. Elle me montra les plaies sur ses mollets et sur ses cuisses à force de se râper la peau contre le toit jour après jour. [...]
Je me demandai si elle repensait à l’époque où elle travaillait dans les bars, quand elle avait dû porter un joli maillot de bain ou l’une de ces belles robes de soirée aux couleurs pastel comme en portaient les filles de Your’s House. Mais cet habit-ci aurait pu être un uniforme de détenu; ayant visité plusieurs amies dans des prisons de mon pays, j’avais pu les voir vêtues de quelque chose de similaire; souvent, même, la couleur était la même que la blouse de Sunee, mais bien sûr son uniforme, dont le coût avait été déduit de son salaire, était plus léger; voilà pourquoi j’éprouvais toujours de la tristesse quand je les voyais, elle et ses sœurs, dans leurs livrées bleue ou orange qui ressemblaient tant à des combinaisons de détenues, tandis qu’elles se déplaçaient avec légèreté au pied des grandes tours de style occidental de Bangkok, poussant un balai sur une terrasse. »
William T. Vollmann, Pourquoi êtes-vous pauvres ?, Actes Sud, 2008 (traduit par Claro)
Bangkok 1950, photo Dmitri Kessel © Life