Rosa la Rouge, 15 janvier 1919
« Voici l’heure du discours de Rosa, son chant du cygne. Mais qu’a-t-elle donc? Tous regardent ce petit bout de femme. Ils la regardent avec amour et émotion, même ceux qui ne sont pas d’accord avec elle. Ils savent qu’elle est la flamme qui brûle pour eux depuis des décennies. Elle est à présent épuisée, fragile. La prison l’a affaiblie. Elle parle, elle est dans son élément. Elle dit toute la vérité. Karl Liebknecht est assis parmi les délégués. La voix de Rosa Luxembourg résonne, claire et précise…»
Rosa Luxembourg (à dr.) avec Clara Zetkin
Le soldat au visage jeune et rouge sous le casque d'acier l'attendait, le fusil devant lui, au sol, les deux mains sur le canon. Il était trapu, blond comme les blés et portait une petite moustache. Et sur sa joue droite, juste au-dessus de la pommette, une cicatrice rouge sang, en forme d'étoile, formait comme un entonnoir. C'est le chasseur Runge, qui dans la vie n'a encore jamais contenté personne. Mais cette fois, si.
Il la voit venir vers lui. Où ai-je déjà vu cette femme aux cheveux blancs qui tangue comme un canard?
Et il prend son fusil par le canon, le balance et laisse retomber la crosse sur son crâne comme un marteau.
Le visage du soldat se transforme alors. S'estompe, s'élargit, impuissant et noir. Il s'élève dans les airs en spirale. Se dresse tel un amas de nuages noirs sur un arrière-plan lumineux. Seuls ses contours sont reconnaissables, ainsi que la bouche bien dessinée qui esquisse un sourire cynique, et les yeux de l'orgueil grands ouverts, éteints, et les terribles muscles des bras, et les épaules de fer: c'est l'ange de la haine déchu qui l'attrape par les cheveux et tire.
Elle crache au visage du tyran. Cherche à se dégager et lui crie son dégoût à la figure: «Tu n'as aucun pouvoir sur moi.»
Mais le soldat, jambes écartées, lève déjà le bras pour le second coup. Brandissant la crosse au-dessus de lui, il lui assène sur le crâne un coup si violent qu'il craque et qu'elle tombe à terre avec la crosse, telle une bête abattue. Elle gît là comme un sac et ne bouge plus.
Il ramasse son fusil, le tourne pour vérifier si le bois ne s'est pas fendu. Il fait un signe de tête aux deux autres qui se penchent sur le corps noir, silencieux, et dit, satisfait: «Ça a tenu.»
Ils attrapent le tas inanimé par les épaules et par les jambes et le balancent dans la voiture. Soldats et officiers suivent.
Karl & Rosa [Novembre 1918. Une révolution allemande], Alfred Döblin, Agone, 2008.
Cliquer ici pour Agone et un entretien avec Discepolo. Voir aussi Smolny (collectif d'édition des introuvables du mouvement ouvrier) et, ce matin, D'ordinaire un cadavre est quelque chose de muet... chez Zeck.