Canicule 3
« Que serait l'homme sans le chien ? On n'ose pas y penser. L'aveugle tâtonnerait en vain au bord de la rue à traverser, le voyageur périrait dans la neige sur les pentes du mont Saint-Bernard; nous ne verrions plus dans les cirques le barbet jouer aux dominos, lire le journal, et compter jusqu'à douze; les jeunes enfants, désorientés, seraient obligés d'attacher les casseroles à la queue du tigre royal; les cousins pauvres entreraient sans vergogne dans la villa du cousin riche. Il n'y aurait plus de saine distraction, plus de tranquillité, plus de police, plus de plaisanterie, plus d'amitié.
« Il est une heure, à la tombée du jour, particulièrement émouvante; douce en été, au soleil couchant, noire et glaciale au mois de décembre. C'est l'heure du chien. On voit alors sur les trottoirs les chiens de Paris promener leurs maîtres. De frêles jeunes filles, des dames en noir, des messieurs barbus, des femmes de chambre portugaises, des personnages considérables décorés du ruban de la Légion d'honneur. De temps en temps le chien s'arrête au pied d'un marronnier, s'accroupit et regarde dans le vide, le front convulsé par l'effort. Son maître, à l'autre bout de la laisse, regarde ailleurs d'un air pensif mais détaché. Il s'efforce à garder une attitude mondaine. »
Alexandre Vialatte, « Chronique du chien », La Montagne, 29/12/1968