Retort : entretien transocéanique
Nous n'avions pas de nouvelles du groupe américain Retort (Iain Boal, T.J. Clark, Joseph Matthews, Michael Watts) depuis la publication française de leur premier livre, Afflicted Powers. Capital and Spectacle in a New Age of War (2005) [traduction: Des images et des bombes. Politique du spectacle et néolibéralisme militaire, Les prairies ordinaires, 2008]. Ce texte, la première analyse lisible (et palpitante) qui nous vienne d'Amérique depuis la destruction des tours du WTC, la guerre d'Afghanistan et la croisade irakienne, avait été la grande affaire de l'été 2008. (Faut bien dire que Chomsky, pour ne citer que lui, radote un peu, ces temps-ci.) On désespérait depuis lors de recevoir de leurs nouvelles. Eh bien en voici. Lémi, "cuistre en goguette", publiait ces jours-ci sur le site d'Article 11, un long et enflammant (merci Noël) entretien "post-Obama", si j'ose dire. Ça s'intitule « Ils firent un désert et le nommèrent paix ». Extraits choisis. [Lien pour l'ensemble]
Pouvez-vous présenter votre collectif ?
Retort est une réunion d’antinomiens, qui a pour base la baie de San Francisco. Nous ne sommes pas un collectif, nous n’avons pas de programme explicite; nous sommes plutôt une équipe hétéroclite - écrivains, artisans, professeurs, artistes, scientifiques, poètes - rassemblée dans un réseau d’amitiés enrichissantes et partageant le même antagonisme envers l’ordre présent des choses. Nous nous sommes rencontrés régulièrement tout au long des deux dernières décennies, principalement pour manger et boire ensemble - nous sommes heureux de le confesser - mais aussi pour discuter de politique, d’histoire, d’esthétique, des termes et techniques d’oppositions au capitalisme - par la racine ou par les branches -, de l’Empire, ou des différentes versions de barbarie en stock à notre époque. Nous cultivons un profond amour des bistrots et tavernes urbaines, ainsi qu’une tendance à favoriser le plein air (balades, arrière-pays, pique-niques sur bâches, baignades dans des lieux sauvages…). Nous avons produit des pamphlets et des brochures pour des occasions particulières et, de temps en temps, nous organisons des réunions publiques - lectures, banquets, soirées cinéma etc. Il y a des collaborations de tous genres à l’intérieur du groupe.
Par ce nom, « Retort » (« riposte »), nous reconnaissons que nous sommes engagés dans une conversation très large dont nous rejetons les termes et les suppositions, et que nous restons au sol, de manière rhétorique ou pas, sans que nous puissions faire autrement. Nous sommes forcés de passer une grande part de notre temps - beaucoup trop, vraiment - en réfutations, dénégations, répliques juridiques. En un mot, à « riposter » (« RETORTing »). Celà fait également référence à un obscur journal non sectaire des années 1940, qui portait ce nom et que nous songions sérieusement à faire revivre. Il était édité et publié depuis une cabane de Bearsville, dans l’État de New York, un hameau près de Woodstock. La presse utilisée pour l’imprimer avait appartenu à un agitateur anarchiste, l’éloquent Carlo Tresca, avant qu’il ne soit assassiné dans les rues de Manhattan, peut-être par des agents de Mussolini. Cette publication était anti-étatique, anti-militariste, et publiait des essais sur l’art, la politique et la culture, ainsi que de la poésie. [...]
Les leaders d’Al Qaida [...] en 2008, ont dit vouloir la victoire de Mc-Cain, l’Amérique demeurant « l’ennemi parfait » avec un conservateur à sa tête. L’élection d’Obama est donc une défaite pour Al Qaida ?
Sûrement pas. La victoire d’Obama fut, c’est certain, une défaite domestique et symbolique pour les suprémacistes blancs américains. Ce fut aussi une rebuffade pour la caste militaire que McCain symbolisait. Beaucoup d’officiers des troupes américaines sont ainsi des descendants des migrants protestants irlando-écossais, qui ont fait également une grande part du sale boulot pour l’impérialisme anglais.
D’un autre côté, si les leaders d’Al Qaida croient maintenant qu’ils ont besoin d’un conservateur à la Maison Blanche pour constituer le « parfait ennemi » - et nous ne pensons pas qu’ils soient stupides à ce point - alors ils ont trop regardé la télévision américaine. Ou peut-être pas assez… Après tout, Obama s’est lui-même engagé publiquement, à la télévision, à étendre la guerre en Afghanistan, et si nécessaire à bombarder le Pakistan sans concertation. Même Bush a hésité quand il a entendu cela durant la campagne de 2008… Il ne faut jamais sous-estimer l’extrémisme des Néo-libéraux - historiquement, le décompte global des victimes des administrations « néo-libérales » capitalistes dépasse même les bains de sang mis en place par les communistes d’état, les fascistes et la grande galerie des tyrans à poigne de fer. Il faut noter, bien sûr, que concernant le Moyen-Orient et le monde islamique, Obama a déjà juré sa loyauté à l’Etat sioniste. Et il sait parfaitement que - sans vouloir manquer de respect à Israël - si vous voulez les moyens, vous voulez les fins. A savoir, cette gamme complète d’ethnocides actuellement en cours en Palestine. [...]
Bagdad: transfert de détenus d'un poste américain
vers une prison irakienne (WSJ, 11 février)
Après avoir été défait en Irak, est ce que l’impérialisme américain ne cherche pas à « adoucir » son image, de manière à pouvoir continuer le boulot ?
D’abord, Obama est intégralement dans l’idée de politique spectaculaire - comment pourrait-il ne pas l’être ? Considérez ces photos mises en scène sorties tout droit d’un album de Leni Riefenstahl, ce logo « soleil levant » réminiscent du drapeau Hinomaru (qui fut banni pour ses significations militaristes durant l’occupation du Japon), cette jeune femme musulmane bousculée hors de scène par des vigiles à un rassemblement démocrate parce qu’elle portait un foulard, etc.
Le tortureur en chef Rumsfeld écuma un jour de rage devant le club de presse de Washington en évoquant la difficulté de gérer les affaires de l’État dans un monde de caméras de téléphones portables, d’Internet, de cycles d’infos de quatre heures et d’Al Jazeera: il produisait ainsi sa propre théorie - vulgarisée, c’est certain - du spectacle.
Notre livre porte précisément sur les contradictions du militarisme néo-libéral dans les conditions de spectacle induites par la nouvelle matrice à produire des images. Il y aura, c’est sûr, quelques changements avec Obama - spécialement dans l’organisation des apparences. Par exemple, Guantanamo, l’inacceptable visage de la torture d’État, sera fermé; mais au fond, le goulag persistera, et le militarisme pourrait même être étendu sous la présidence Obama. [...]
Un des chapitres de votre ouvrage traite de l’émergence du terrorisme islamique révolutionnaire, de ces gens qui ont appris à utiliser les techniques de la modernité et le pouvoir de l’image. [...] vous semblez dire que ce sont les seuls capables de déstabiliser l’impérialisme américain et le modèle capitaliste. Vous pensez que l’opposition occidentale à la marche actuelle des choses devrait s’inspirer sur certains points des analyses de l’Islam révolutionnaire ?
Aucun assassin, aucun propagandiste de la force, n’a jamais atteint l’impact des aviateurs qui attaquèrent le World Trade Center en 2001; et pourtant, nous étions dès le début sceptiques sur les conséquences de cet attentat, pas réellement déstabilisatrices pour l’hégémonie ou pouvant mener à un véritable échec stratégique. Sans doute l’événement a-t-il marqué l’arrivée dans le centre névralgique du capitalisme mondial d’un nouveau modèle d’avant-garde, réussissant une forme de détournement de l’appareil de la modernité. Notez que les avions qu’Atta et son équipe transformèrent en lance-missiles furent en fait conçus pour être des armes de destruction massive: l’entreprise Boeing reconfigura les vieux bombardiers utilisés pour lâcher des déluges de feu sur les villes européennes et japonaises durant la Seconde Guerre mondiale en vue de les adapter au tourisme de masse et aux voyages professionnels dans les années 1960. Atta lui-même était un urbaniste (Au Caire et à Alep), dégoûté par la « disneyification » émergente et l’échec du développement national séculaire en Égypte et dans le tiers-monde. Il avait raison; Dubaï est un visage de la globalisation néolibérale, les bidonvilles géants en sont un autre.
En même temps, il est nécessaire de reconnaitre la relation amoureuse qu’entretient al-Qaida avec l’image utilisée comme arme politique. Même dans leur rejet de l’Occident, les avant-gardes islamiques affichent une maîtrise totale du monde virtuel et des nouvelles techniques de diffusion. C’est un aspect du mélange actuel entre atavisme et nouvelle ultra-modernité que ceux qui s’opposent autant à l’Empire qu’au Jihad, que nous considérons comme deux virulentes mutations du « bien », doivent prendre très au sérieux. [...]
Il y a un aspect de votre livre qui est plutôt inhabituel dans les ouvrages politiques : comme les situationnistes, qui semblent avoir exercé une grande influence sur votre analyse, vous utilisez la force de la poésie pour exprimer vos idées. Globalement, l’arrière-plan théorique de votre livre est assez étendu. De Marx à Debord en passant par Burke Polyiani ou Milton, vous refusez toute approche mono-centrée. C’est important pour vous de vous référer à la littérature, comme une manière de refuser l’ennui se dégageant de la plupart des livres politiques ?
[...] nous n’aurions pu imaginer embarquer sur un tel projet sans l’assistance de Rosa Luxembourg, de Randolph Bourne ou d’Hannah Arendt. Et sans Nietzche entre les mains, une critique de la modernité aurait été beaucoup plus difficile à élaborer. Edmund Burke et Thomas Hobbes formèrent une part essentielle de la trousse à outils analytique. Milton, qui contribua à forger un langage politique radical dans les décennies révolutionnaires du 17e siècle, nous donna le titre de l’ouvrage, et fut une source d’inspiration continuelle et pas seulement parce que son grand poème fut écrit dans le visage de la défaite. Et, bien sûr, l’indélébile citation de Tactite, « Ils firent un désert et le nommèrent paix », nous parla à travers les siècles. Ce sont des mots qu’il plaça dans la bouche d’un guerrier gallois à la veille d’une bataille contre les légions romaines dans les montagnes écossaises, à la lointaine frontière Nord/Ouest de l’empire. Nous avons besoin de Tacite pour nous rappeler quel genre de paix, ainsi que le nous disions plus tôt, recherchent les maîtres de guerre. Une grande partie de l’œuvre de Pierre Vidal-Naquet, l’historien de la Grèce ancienne, abordait la violence d’Etat et l’assassinat de la mémoire, des thèmes centraux dans le spectacle. Il fut inspiré par une ligne de Chateaubriand qu’il trouva retranscrite dans le journal intime de son père, avant sa déportation à Auschwitz : « Néron triomphe en vain, comme partout ailleurs dans l’Empire qui avait déjà vu naitre Tacite. » [...]
Vous avez raison concernant l’ennui se dégageant des livres politiques. Mais, qu’est-ce qui n’est pas ennuyeux ? Les divertissements de la vie moderne sont trois fois narcotiques, et la modernité en général est une vaste blessure de stress, toujours répétée. Néanmoins nous semblons être au seuil de périodes intéressantes, et il y a des raisons de dresser l’oreille. C’est selon nous une période propice pour élaborer des concepts neufs, aussi bien que pour rénover impitoyablement de vieux concepts à la lumière de nouveaux terrains cauchemardesques. Nous surveillons les décoctions fraiches et les ferments de notre laboratoire de la zone de la baie de San Francisco. Sans être optimistes, nous sommes encouragés par des signes de masses rassemblant les légions affligées et - qui sait ? - se confédérant pour nuire à l’ennemi.