Lectures pour tous : Arkadi et Guergui Vaïner
« Tu veux que je te l'arrache, ta dent ? Tu n'auras plus mal. [...] Avec ça », dis-je, en désignant la grosse pince qui lui servait à plomber ses armoires.
Sans hésiter, elle s'assit sur une caisse de conserves de poisson, en écartant largement ses jambons, et dit d'un air lugubre: « Vas-y, on va pas y passer le réveillon... »
Nous combattions comme des héros antiques. J'avais plongé ma main dans sa gueule, prenant appui avec mes coudes sur les boudins charnus de ses seins proéminents, elle meuglait et, lorsque, trouvant une position plus commode, j'appliquai la pince à plomb sur sa défense jaune, elle rugit d'une voix de basse; j'entendais craquer, croustiller, crisser, elle me serrait entre ses cuisses molles et incandescentes en un spasme orgasmique, ses paluches monstrueuses agrippaient mes fesses, elle hurlait à la mort, pendant que je tirais sur sa dent, lui niquant ses gencives; sa salive, en une épaisse écume, me coulait sur les mains, se melant à ses larmes chaudes, elle avait le souffle rauque, et je pouvais entendre, dans notre intimité perverse, les palpitations de son cœur indestructible de bête féroce, et je sentais monter en moi l'excitation sadique - c'est ainsi, surement, qu'on assassine.
Je serrai la pince de toutes mes forces et tirai d'un coup sec: crac ! Je fus effrayé par le vacarme de bois fendu que fit la dent en sautant hors de sa bouche. Une dent énorme de vieux hongre, sur ses quatre pattes-racines, de la taille de mon petit doigt. Avec des morceaux de chair arrachée.
Doussia me fixait d'un air sidéré, en crachant de temps en temps des caillots de sang. Je mis la dent dans une boîte d'allumettes et dis: « Je la garde... »
Arkadi et Gueorgui Vaïner, La corde et la pierre (1977),
trad. du russe par Pierre Léon, Gallimard 2006.
Dentistes de rue, Inde et Chine