Monte Hellman tourne «Road to Nowhere» (2)
Monte Hellman et Josep M. Civit, directeur de la photo
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Questions ioniques de base, par Nicole Brenez
Sommes-nous les acteurs de notre propre vie ? Les pratiques électroniques de masse nous obligent désormais, parfois sur un mode impératif, parfois sous forme d’invitation ludique qui en constitue la version maligne, à en devenir les metteurs en scène. Jeux de rôles, sites participatifs, affichage sur des pages identitaires, multiplication des répliques, des alias, des pseudonymes et des mots de passe, au cours de la première décennie du XXIe siècle, la présentation publique de soi, documentaire ou fabulée, devient une coutume complexe dont les ethnologues du contemporain feront l’une de leurs provinces disciplinaires. Simultanément, par tous les canaux audiovisuels ont déferlé en temps réel et pendant des mois des captations de la mise en cage de cobayes de l’exhibition, plus ou moins conscients et euphoriques de leur statut d’esclaves bouffons puisque consentants – au rebours des victimes des Musées humains du début du XXe siècle –, mises en scène en forme de ready-made arrangés que le système médiatique baptisa d’un antonyme, « téléréalité ». La généralisation et le succès populaire de ces dispositifs, ainsi que d’autres mises en scène supposées d’apprentissage mais en fait de domestication, constituaient autant de variations à partir d’un présupposé létal : être acteur de soi-même, pratiquer l’autofiction, documenter le paraître, relevait et participait nécessairement d’un processus de réification. Ce qui fut collectivement adopté sous le nom de : « plaisir ».
Le cinéma hollywoodien avait été le laboratoire de l’industrialisation de la présentation de soi, laboratoire qui engendra aussi ses formes critiques endogènes (John Cassavetes) ou exogènes (Jean-Luc Godard, R.W. Fassbinder), ainsi que ses parodistes souvent beaucoup plus intéressants et émouvants que les originaux (Jack Smith, Andy Warhol). Confronté à la généralisation des pratiques industrielles de l’apparaître (vidéos domestiques + internet), le cinéma d’auteur se trouva en position de rouvrir tout le champ des questions existentielles de base, questions que l’on dira « ioniques ». Dans le Ion de Platon en effet, un rhapsode qui vient de remporter le prix d’interprétation aux jeux d’Epidaure pour avoir bien récité les poèmes épiques d’Homère, accepte de dialoguer avec Socrate. [Platon, Ion, trad. L. Méridier, Gallimard, 1992.] Et le malheureux Ion, passablement imbu de lui-même, va se laisser enfermer dans un paradoxe : soit il sait de quoi il parle, il joue et il simule ; soit il ne comprend rien à ce qu’il dit, il est possédé et il est divin. Ion accepte les termes de la réflexion et choisit d’être divin. Catastrophe historique pour l’acteur, depuis lors enfermé comme une phalène sous un microscope entre les plaques du vrai et du faux, du réel et de l’imaginaire, de l’incontestable et de l’approximatif. Pourtant, même dans le champ du cinéma industriel, certaines conceptions de l’acteur ont réfuté non seulement les codes histrioniques mais même la mimésis et inventé des systèmes de représentation qui organisent tout autrement leur rapport au réel, en affirmant qu’ils ne reproduisaient rien, mais qu’ils s’aventuraient dans une symbolique de l’inouï et de l’inconnu et ne comptaient certainement pas en revenir : ce fut le cas en 1971 avec le sublime Two-Lane Blacktop de Monte Hellman, sommet du cinéma moderne. Il est donc aujourd’hui passionnant d’observer comment Monte Hellman prend de telles questions frontalement, à bras le corps, de façon tour à tour rétrospective (Stanley’s Girlfriend) et prospective (Road to Nowhere).
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Monte Hellman et sa fille Melissa, productrice de Road to Nowhere
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Merci à Nicole de m'avoir envoyé son texte, et permis de le "poster" ici. C'est l'élément clé d'un dossier passionnant de douze pages sur le tournage de Road to Nowhere, qu'on lira avec profit dans le numéro de septembre des Cahiers du cinéma. On y trouve un topo sur la manière dont Road to Nowhere s'inscrit dans la trajectoire de Monte (Brad Stevens) ; un bout du journal de tournage de Milenko Skoknic, assistant-réalisateur sur le film ; un entretien avec Monte, d'une érudition et d'une intelligence folles, réalisé cet été et mené de main de maître(s) par Nicole Brenez et Brad Stevens ; enfin, quelques photos magnifiques de Tisha Palmer (photographe de plateau officielle), dont je baise les pieds : sans elle je n'aurais pu illustrer ce billet.