Quadruppani, Burgat, Guyotat, lectures pour un samedi
« La première chose, c'est qu'on n'a jamais autant tué d'animaux qu'aujourd'hui, on n'en a jamais autant exploités. Jamais la condition des animaux n'a été aussi dure. Ce sont par milliards qu'ils sont enfermés dans les bâtiments d'élevage, abattus à la chaîne tués par balle, par poison ou par piège à la chasse, pêchés, capturés pour leur fourrure ou leur "exotisme", utilisés dans des laboratoires, dressés et mutilés dans les cirques, abrutis de solitude dans les zoos…
L'urgence grandit. Car nous avons désormais les moyens scientifiques et techniques d'obtenir d'eux toujours plus: plus de viande, plus de lait, plus de connaissances scientifiques, plus de tout… Le monde animal est exténué. L'homme est en passe d'éradiquer les derniers animaux libres, au profit d'un stock à gérer apte à répondre à tous nos besoins, y compris les plus futiles. Le fait est là. » [Florence Burgat]
Lu sur le blog de l'ami Quadruppani [CLIC sur la tête de son chat pour accéder à ses Contrées magnifiques] ces quelques lignes incitant à se pencher sur les travaux de Florence Burgat, philosophe indispensable qu'on aurait tort de ne pas prendre au sérieux. J'ai repensé à une anecdote rapportée par Pierre Guyotat (né en 1940) dans le récit qu'il nous fait de son enfance. Voir un peu plus bas.
Un autre jour, je raconterai la rencontre Guyotat-Boetticher, il y a 22 ans, sur le plateau d'une émission de télé animée par Frédéric Mitterrand. Le clash des titans ? Il y avait un peu de ça.
« Entre Condrieu et Chavanay, à l'intersection d'un chemin montant entre les vignobles, un chien traîne son arrière-train broyé sur la ligne de terre qu'il déplace jusqu'au milieu de la route bombée : par la vitre baissée, je l'entends japper, gémir ; il verse sur le côté, de sa gueule sort du sang, ses yeux se révulsent dans son au-delà, le cabriolet ralentit, le contourne. Je dis à mon père qu'il faut s'arrêter, tirer le chien sur le côté, et le soigner, qu'il y a tout ce qu'il faut dans le coffre pour le soigner. [Le père du narrateur est médecin.] Mon père me répond que c'est inutile, qu'il va mourir et que de toute façon un chien ne peut vivre avec deux pattes seulement. Comme dans notre village et dans les fermes de la montagne je vois des hommes mutilés, quelques-uns dans le village poussés sans jambes dans des fauteuils, je lui demande pourquoi un chien ne peut vivre sans ses quatre pattes. Mon père me réplique qu'un chien est fait pour courir, pour garder les troupeaux, et pour garder la maison, et que pour cela il faut quatre pattes. Je me tais : pourquoi garde-t-on en vie un homme sans jambes, et pourquoi faut-il tuer un chien dont les deux pattes arrière sont brisées? Pourquoi ne peut-on pas réparer ces deux pattes brisées ? Pourquoi un chien n'est-il fait que pour ce que les hommes lui assignent ? [...] je ne comprends pas qu'un "grand", de plus médecin, ne se soucie pas plus du sort d'un animal utile et familier : un chien aux pattes brisées, les enfants peuvent l'aimer, jouer avec lui. Pourquoi est-ce toujours au plus faible qu'on porte les coups ?
Pierre Guyotat, Formation, Gallimard, 2007.