Le free jazz et les rouscailleurs
Le free jazz peut-il mettre en danger l'équilibre mental de ses auditeurs ?
La pièce à conviction :
« Les faits : le 7 décembre, le señor Rafael Gilbert a porté plainte contre un concert de jazz du Festival de Sigüenza. Estimant qu'il ne s'agissait pas de "vrai jazz", il a exigé d'être remboursé. Puis, sa plainte déposée, il a fait interrompre le concert par la garde civile. Concert que donnait, à la demande des organisateurs, le saxophoniste bien connu Larry Ochs (New York, 1949).
« Rafael Gilbert estime donc qu'il y a "tromperie sur la marchandise". Il n'est pas certain, fait observer le philosophe Fernando Savater, que la musique soit une marchandise. On aurait pu choisir de s'en tenir là, si les choses ne s'étaient compliquées. Buzz, les pour et les contre, Internet déborde comme un évier bouché, don Rafael Gilbert parade.
« Comme un malheur n'arrive jamais seul, le trompettiste Wynton Marsalis (La Nouvelle-Orléans, 1961) vient de le féliciter en lui envoyant tous ses albums dédicacés. Or, de la formidable tribu des Marsalis - Ellis, le préféré, le père, pianiste subtil, Branford, le frère, saxophoniste suscitant, Delfeayo, l'autre frère, compositeur et producteur -, Wynton Marsalis est de très loin le plus plan-plan, le plus calculateur, le plus académique. Excellent trompettiste au demeurant. Ce qui est sûr, c'est qu'il règne férocement sans partage sur le marché du jazz. Car il arrive, fera-t-on remarquer, que la musique soit traitée comme une marchandise.
« Bientôt 43 ans, ce qui n'est pas la prime jeunesse, don Rafael Gilbert de Sigüenza, son épouse (saxophoniste autodidacte) et sa belle-mère ont ressenti un profond malaise à l'écoute de Larry Ochs. Dans El Pais qui en fait un feuilleton, il déclare, on le croit : "Si tu ne te méfies pas, le free jazz est une musique qui peut t'irriter considérablement et mettre en danger tes nerfs et ton équilibre mental." Rien de plus vérifiable. Le free jazz, dont ne se revendique pas Larry Ochs, n'a même pas le mérite de rendre sourd. Après son éclat, escorté de quelques insurgés, don Rafael Gilbert a fait constater par la garde civile qu'il ne restait dans la salle que les "viejillos" ("gens d'âge mûr"). Il a protesté avec son épouse et sa belle-mère, une petite viejilla elle aussi, mais sans la moindre inclination pour le free jazz. Ainsi, vient-on de voir les gagnants d'une croisière la quitter avec pertes et fracas, au prétexte qu'il s'agissait d'une croisière "gay", ce dont les braves gens n'avaient pas été prévenus.
« Dans le cas de Ochs, souvent programmé par les festivals du nord du pays qui comptent parmi les plus grands en Europe (Getxo, Saint-Sébastien, Vitoria-Gazsteiz), le musicien était bel et bien annoncé à Sigüenza sous son nom. L'argument selon lequel don Rafael Gilbert se serait retrouvé, dit-il, "devant Tarzan alors qu'on lui avait annoncé King Kong" ne tient pas, estime l'archevêque de Sigüenza. En 1936, en la cathédrale de Sigüenza, deux cents républicains retranchés furent exterminés après cinq jours de résistance par les franquistes. Olé ! » [Francis Marmande, Le Monde, 30/12/2009]
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Larry Ochs