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15 janvier 2010

Lectures pour tous : Henri Calet

L'extrait qui suit m'est envoyé par le prodigieux Didier C., en appendix à l'image postée hier soir sous le titre Hotties Reading 114. Il est plus à sa place ici, en billet, que dans le troisième sous-sol sans aération que l'architecte de Canalblog réserve aux commentaires. Le voici donc. Didier l'a intitulé « Et à peu près à la même époque ».

~

« Finalement, dès que j'étais seul, j'allais prendre sur un rayon du haut de la bibliothèque un opuscule allemand, à couverture jaune cartonnée, intitulé Der Nackte Tanz. C'était un recueil d'aspect sérieux, contenant des photographies de danseurs et de danseuses intégralement nus. Je sautais le chapitre des hommes, pour m'attarder autant qu'il le fallait sur les évolutions des dryades germaniques, en dehors de tout parti pris nationaliste. Je dois cependant déclarer que la plupart d'entre elles n'étaient pas jolies: à part Ellinor Obstfelder qui bondissait, poils au vent, sur le sable d'une plage... Mais, dans l'ensemble, elles avaient toutes des positions qui convenaient bien à mon usage, et où l'esthétique et le naturisme n'avaient rien à faire.

Jusqu'au jour où, las des Allemandes trop faciles, j'ai jeté le Nackte Tanz, ou plutôt je l'ai glissé derrière d'autres livres, là où je n'irais plus jamais le chercher.

Mais mon humeur ne s'est pas transformée pour autant: je me suis rabattu sur des magazines illustrés français que j'achetais sous divers prétextes. J'en ai été bien content, car je ne cache pas que j'avais quelque remords à me commettre, à fraterniser ainsi avec des ressortissantes ennemies, alors que la paix n'était pas encore signée. Tandis qu'avec les «pin up girls» nous étions entre membres des Nations Unies, et puis elles étaient tout à fait au point, ni trop habillées ni trop peu. La question avait bien été étudiée par des techniciens. J'avais aussi essayé avec des tableaux célèbres, mais tous ces brocards, ces drapés de velours exigeaient de grands efforts cérébraux, somme toute assez superflus. Tout de même, j'ai passé d'agréables minutes dans l'intimité de la Fornarina, de Jane Seymour et d'Anne de Clèves... En fin de compte, rien ne valait mes publications hebdomadaires. J'étais ainsi dans le mouvement, et, à petits frais, je renouvelais mon entourage féminin. A la longue, j'en étais arrivé à posséder une large collection, des plus variées. Depuis Mlle Bubonnet, la fille du grand liquoriste, en maillot de bain sur le Côte d'Azur, jusqu'à Sessan Hayward, une acrobate, aux chairs couleur de jambon, en passant par les «Ziegfeld girls» («les plus belles filles du monde»). J'aimais leurs prénoms inaccoutumés : Sessan, Jeff... et cela augmentait mon ravissement de songer que j'avais des relations très poussées, bien qu'occultes, avec des «stars», chèrement payées. Jeff Darnell croisait joliment les jambes, sur une grève de Californie. J'ai honte de convenir que j'avais aussi dans ma série une photo d'Eva Braun, la maîtresse de Hitler, en peignoir; mais c'est bien par hasard. Ma favorite était une certaine Wynn Stanley, dont je ne sais rien, sinon, qu'elle portait une tenue très légère de dentelle mi-noire, mi-blanche, dans le sens vertical; elle était vaporeuse, Wynn, mousseuse, un vrai champagne... Je n'ai pas su me contenter de ces femmes sans défauts, muettes, en papier-journal; je sombrais dans un délire lubrique, inquiétant; mon imagination en était venue à créer un type de femme, presque de toutes pièces, qui m'eût convenu absolument, c'est ce que je croyais; une créature de petite taille, assez crapuleuse d'allure et d'intonation, un peu bestiale et qui m'eût dit sans ambages: « Empapaoute-moi ! » Impossible de dire pourquoi ces deux mots avaient sur moi un effet extraordinaire. Toujours est-il que je l'empapaoutais sur-le-champ. »

Henri Calet, Monsieur Paul (1950), Gallimard

henri_calet

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