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le vieux monde qui n'en finit pas
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9 avril 2010

Claude Laruelle, suite

A défaut de commentaires personnels, dit Claude Laruelle, j'aimerais joindre à ma liste [voir billet ci-dessous] ces quelques lignes d'Alain Gerber, extraites d'un de ses premiers ouvrages parus en librairie, que je lus en 1975, lors de sa parution, et que je relis de temps en temps avec toujours autant d'empathie : La Couleur orange (Robert Laffont, p.194-197).

« Et moi, je faisais la chasse aux petites phrases, aux deux ou trois mesures qui, au détour d'un solo, parfois même d'une orchestration, installent la mort comme chez elle au creux de la tendresse. Parvenu à ce point, je ne veux plus dresser d'inventaire exhaustif. Sachez seulement qu'on trouve une ou plusieurs petites phrases dans le Lullady of Birdland de Sarah Vaughan (avec Clifford), dans le I Can’t Get Started de Dizzy (à Pasadena), dans le I’ll Never Entered my Mind de Stan Getz à l'Opera House, dans beaucoup de morceaux de Lester, de Bird, de Billie, de Chet, d'Art Pepper, de James Moody et dans certaines plages bien choisies de Lee Konitz, de Richie Kamuca, de Phil Woods, de Serge Chaloff, de Jimmy Giuffre, de Bob Cooper, de Billie Perkins, et même (peu de gens le savent) de Charlie Ventura. Il y a des petites phrases insupportablement touchantes chez Wardell Gray, chez Archie Shepp, chez Paul Gonsalves, chez Anita O'Day, chez Miles Davis, chez Ahmad Jamal, chez Mingus bien entendu, chez Fats Navarro, Clifford Brown, Roy Eldridge, Bubber Miley, Bix Beiderbecke. La plupart sont des phrases où la mélodie vacille, s'étrangle, s'évanouit. Vous aurez du mal à admettre, en les écoutant, que la détresse puisse susciter tant de bonheur en vous à cause précisément de ce qui est le pire: son infinitude et son inéluctabilité.

Sur le disque, j'ai repéré l'endroit où se trouve la petite phrase. Il m'est facile de poser le saphir à proximité, pour la faire entendre à quelqu'un. La plupart des petites phrases constituent des unités en elles-mêmes, elles se passent très bien du contexte. Vous pouvez cataloguer les gens, si cela vous amuse, d'après leurs réactions à cette audition en miettes. Il ne faudra pas perdre de vue trop longtemps ceux qui se seront fait repasser cinq ou six fois de suite le merveilleux segment de Dizzy, d'Art Pepper ou de James Moody (ou celui de Michel Portal, dans Le Mal de vivre de Barbara, qui aurait bien pu n'avoir aucun rapport avec tout cela).

Les autres, ils ne sont pas de votre planète. Ils n'y peuvent rien et vous non plus. L'envie vous est passée d'influencer leur trajectoire(*). D'avance, vous savez que vos pistes ne se confondront plus au-delà d'un certain point. A peine les avez-vous rencontrés, vous voilà paré pour une séparation imminente. Il n'y a jamais d'exception. Jamais non plus de réelle déception. Pour eux comme pour vous, le jugement des petites phrases est sans appel.

Je sais ce que cela signifie pour nous. Jusqu'à la fin, on va revisiter vingt ou trente disques, comme des enragés. Labourer nos petites phrases. Ou bien on habitera en haut, et brusquement, tout ira rouler jusqu'en bas de la pente, sous le brouillard éternel. On s'apercevra qu'on n'a pas vraiment envie de se baisser pour ramasser cette musique qui fut notre raison d'être. Le premier jour, on se dira qu'il faudrait bien y aller, que cela en vaudrait bougrement la peine. On se répètera la même chose tous les jours suivants. Ce sera notre ultime certitude. Mais j'imagine qu'on ne pourra pas détacher notre regard du ciel, des gris, des roses, des mauves, des bleus tenaces, des jaunes pales filtrants, et peut-être bien de la couleur orange(*), si nous avons beaucoup de chance. Nous la regarderons se dissoudre dans les crépuscules que nous avons haïs en vain. Les jours se compterons tout seuls. Nous aurons oublié l'arithmétique: c'est tout le mal que je nous souhaite. Tous les albums seront rangés sur les rayons, tous les livres, tous les dossiers, toutes les coupures de journaux. Quel fut donc le premier mot de moi qu'on a imprimé? On ne verra même pas devant nous, la première pipe, incompréhensiblement rescapée de cette catastrophe. Il ne sera même plus temps de tout donner, ni d'entreprendre le voyage qu'il aurait fallu faire au début. Nous ne serons pas là pour prendre le dernier train d'Overbrook, même si quelqu'un de charitable a retenu nos places. Rien ni personne ne nous arrachera à la contemplation des couleurs. Le vieux cadavre de Charlie Parker aura fini de puer. De ce côté-là, tout sera propre et bien en ordre, avec les bagages cadenassés et bien en ordre dans le placard devant lequel nous passerons indifférents.

Le dérisoire de nos rêves nous fera rire aux larmes, sans la moindre amertume, car il y a un temps pour tout. »

(*) C’est moi qui souligne, Cl. L.

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Commentaires
L
je ne découvre votre commentaire super élogieux, que ce jour ! je vous prie de bien vouloir m'excuser de ne pas vous en avoir remercié (j'ai tout particulièrement apprécié le titre, que n'y avais-je donc pensé moi-même !<br /> Revoyant ma liste (établie un peu trop vite) j'en mesure les carences, mais y compris avec la "malignité" de glisser des coffrets jusqu'à 8 cd comptant pour un...combien de non-nommés absents !<br /> Je note dans ce jeu : la grande diversité des réponses, avec toutefois un certain nombre de récurrents qu'il serait intéressant, me semble-t-il, de répertorier. Diversité reflétant, je pense, des catégories d'âge des participants. Cordialement à vous, en amitié jazzique.
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A
Quel plaisir de relire ce merveilleux passage de "La couleur orange". Quelle remarquable mise en perspective de votre liste d'une si belle tenue, ponctuée de tant de chefs-d'oeuvre. Il ne pourrait sans doute y avoir de meilleure introduction à l'ensemble de ce projet Jazz25.<br /> Merci monsieur Laruelle.
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