Hank Jones, piano
Entretien avec un « nain appliqué » du jazz (Le Monde, 29 juin 2009).
Le pianiste Hank Jones est mort hier, à 91 ans.
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Vous considérez-vous comme un géant du jazz?
Non, peut-être en suis-je un nain appliqué. Il y a chaque matin tant à apprendre. Je travaille tous les jours. En tournée, on m’installe un clavier dans les chambres d’hôtel. L’avantage du clavier, c’est que l’on peut en jouer en sourdine. Mais le besoin de pratiquer n’est pas moindre que le fait de respirer.
Le 27 juin, vous avez recréé au festival Jazz à Vienne votre pièce «Sarala», mise en musique par la troupe malienne de l’organiste *Cheick Tidiane Seck*…
C’est un geste fondamental. Le personnel était un peu différent de celui qui participait à l’album enregistré en 1995, mais le style, l’énergie sont intacts. Plus forts encore. C’est un rêve important : je voulais comprendre musicalement d’où je viens,ce que cette origine représente. Ce que j’ai découvert, c’est l’extraordinaire complexité de la musique de Cheick. Cette complexité exige une préparation spéciale. C’est moins une technique qu’une invitation à entrer dans l’esprit et dans le respect.
Pourtant, cette musique semble plus simple que les formes les plus sophistiquées du jazz, celle que vous illustrez, par exemple, et qu’on appelle le be-bop…
Détrompez-vous. Je le dis souvent, je n’aime pas beaucoup ces étiquettes de « jazz » et de « bebop ». Elles manquent de respect pour l’art qu’elles désignent. Elles ont quelque chose d’avilissant et de destructeur. Lorsque j’ai entendu ce style pour la première fois, je me suis entièrement rallié. Mais je ne pense pas que be-bop désigne la splendeur complexe de cette musique. Les mots, il me semble, ont une importance primordiale dans le respect. J’aimerais trouver un nom qui convienne.
Vous êtes un acteur encore actif et renouvelé de cette révolution, et, en même temps, vous n’en avez pas adopté tous les rites…
Non, j’ai participé aux fameuses séances de recherche chez Minton’s [club new-yorkais], après les heures d’ouverture, avec Charlie Christian, Kenny Clarke, Charlie « Bird » Parker, bien sûr. Et je pense avoir fait tous les clubs de la 52e Rue. Mais je ne restais jamais aux jam-sessions et à tout ce à quoi elles étaient associées. J’allais me reposer. Je pense de ce fait avoir manqué de grands moments.
Accompagner le saxophoniste Charlie Parker, le plus grand improvisateur de tous les temps, ce ne devait pas être une mince affaire?
Mais au contraire. Bird était animé d’une pensée si logique, si cohérente, c’était un jeu d’enfant d’entrer dans son monde harmonique. Donc, un immense plaisir.
Vous naissez dans le Mississippi en 1918?
Oui, malheureusement… Allons, n’écrivez pas cela ! C’est terrible de parler devant les journalistes, on ne peut rien dire. Ma famille, pour des raisons de travail, a rejoint Pontiac (Michigan), dans le Nord industriel. J’avais neuf mois. Mes premières années, je les passe là, dans la proximité de Detroit. Pontiac est le nom d’un chef indien. Mon père était ouvrier dans l’une des usines d’automobiles de la région. Il jouait de la guitare, mais pas du tout dans le style du jazz ou du blues. En dehors de son métier, de son jardin qui fournissait tous les légumes, il était très impliqué dans la vie de la communauté religieuse. Sept jours sur sept à la Trinity Baptist Church. Un samedi soir, il est venu me cueillir dans un club de Detroit, pour que j’arrête de jouer avant minuit. Pas de jazz le dimanche ! J’avais 15 ans. J’aimais sa rigueur morale. Je ne l’ai jamais entendu proférer un gros mot ni avoir un mauvais comportement. Il avait un grand-père indien. Ma mère jouait du piano et ne détestait pas le jazz. Pour mon père, c’était la musique du diable. Il n’a pas eu de chance, parce que sur ses dix enfants, quatre sont devenus musiciens professionnels, dont Thad, qui était un merveilleux arrangeur, et Elvin, le batteur que tout le monde connaît. Je n’ai pu enregistrer que deux albums avec eux, et cela reste un grand regret pour moi. Le salaire de mon père était modeste mais il n’a jamais cessé de travailler, même pendant la Grande Dépression. Et nous avons tous reçu des leçons de piano. De ce point de vue, comme la plupart des pianistes afro-américains, ma formation et mon apprentissage sont d’un classicisme absolu.
Sans contact avec le jazz?
Si, à la maison, le tourne-disque jouait Duke Ellington, Earl « Fatha » Hines, beaucoup de blues.
Quand voyez-vous le pianiste Art Tatum pour la première fois?
Je le connaissais par une petite station de radio de Detroit. Je n’y comprenais rien. J’avais l’impression d’entendre plein de mains. On raconte qu’il s’était exercé à jouer une musique enregistrée sur rouleau. Ce qu’il ignorait, c’est qu’elle avait été gravée à quatre mains. En fait, il sonnait bien plus qu’un pianiste. Plus tard, à New York, lorsqu’il se déplaçait de club en club, non-voyant, infatigable, sa caisse de bières à côté du piano, je l’escortais. C’est une des personnalités les plus élégantes, avec le chef d’orchestre Andy Kirk, que j’ai jamais rencontrées.
Vous faites un grand cas du respect, de l’élégance, de la bonne éducation. Si l’on s’en tient aux clichés et autres préjugés sur le jazz, ce n’est pas la règle…
On n’en parle pas, mais vous ne pouvez vous mêler de cette musique sans un immense respect pour elle et pour les interprètes. Quand je songe aux personnalités que je rencontre, sidéré, en arrivant sur la 52e Rue, Bird, Dizzy Gillespie, Bud Powell, je revois leur extraordinaire dextérité, mais ce qui me revient, c’est leur classe. Vous voyez, Brad Mehldau ? J’aime jouer avec lui parce qu’il est un grand artiste mais ce qui compte, c’est son attention, son élégance.
Dans le même ordre d’idées, vous avec le trompettiste Miles Davis…
Oui, oui, je connais sa réputation. Miles jouait avec tout et avec tous. Miles était un joueur. Il venait d’un excellent milieu, son père était dentiste, mais il adorait provoquer, choquer, remettre en place. Entre nous, il n’éprouvait pas le besoin de jouer à Miles. Le seul reproche que je lui ferais, c’est par son talent, son aura, je ne sais quoi, d’avoir éclipsé tous les trompettistes, dont mon frère Thad.
La ségrégation était moins sensible dans le Nord?
C’est ce que l’on croit toujours. La réalité est moins idyllique. Bien sûr, cela n’avait rien à voir avec le « Deep South », mais enfin, dans les restaurants, dans la rue, partout on nous faisait savoir, pas seulement sentir, qu’on était inférieurs. Je me souviens d’un quai de gare, en 1948, nos valises sont à côté des bagages d’un type qui nous les a saccagées.
Les Etats-Unis d’aujourd’hui ont définitivement changé?
Nous verrons. Il y a encore tant à faire. Enfin, cela n’a rien à voir avec la période à Detroit où je jouais non-stop, des heures sans pause, pour la danse, ou les premières tournées éprouvantes, pendant trois mois sur les routes. De ces deux expériences, j’ai énormément appris, principalement ceci : «Jamais plus! Ne jamais plus faire ça ! » Pendant la campagne électorale, j’ai donné deux concerts de soutien à Obama, plus une soirée privée à Harlem, devant trente personnes fortunées qui ont fait des dons.
Quelle place occupez-vous dans le monde et l’histoire du jazz?
Je n’en ai pas la moindre idée. Les jeunes générations ne connaissent pas l’histoire de cette musique, les chants de travail, les gospels songs. Mais elles ne savent pas davantage que rien n’existe sans un rapport mathématique entre mélodie, harmonie et rythme. Je peux encore servir à ça : transmettre, faire entendre. J’ai toujours essayé de faire de mon mieux, et je continue. Comme je continue d’aimer les défis, les rencontres, avec des musiciens qui ont 60 ans de moins que moi, Brad Mehldau, ou style très différent, Joe Lovano [saxophoniste]. Vous savez, il faut se remettre en cause à chaque instant, c’est à ce prix que vous connaissez l’indispensable sérénité de l’improvisation.
D’où votre pratique quotidienne du piano?
Pas un piano, non, un clavier, juste un clavier. Mais c’est mieux que rien. C’est ma bouffée d’oxygène.
Quel est l’homme qui vous a fait le plus rire?
Fats Waller. La vie de musicien est faite aussi d’éclats de rire. Au New Cotton Club, un soir, nous jouions avec l’orchestre de Billy Ekstine. A la trompette, Fats Navarro, ce formidable artiste. Sa corpulence était légendaire. En plein chorus, la scène a cédé sous son poids. Il a disparu corps et âme dans un trou. Mais le plus fort, c’est qu’on ne voyait plus que le pavillonde l’instrument qui dépassait, et lui continuait à jouer, génialement d’ailleurs.
Propos recueillis par Francis Marmande