Lectures pour tous : Gérard Genette et les chiens
L'excellent Didier C., de Bruxelles, m'envoie cet extrait en commentaire du dessin de Larson (voir plus bas). Ami des labradors et de la philosophie, je me suis dit qu'il valait bien un billet.
« L'autre jour, dans l'autobus. Une mémère avec son chien, bâtard minuscule. Comme souvent le 29 est immobilisé rue Michel-le-Comte par une camionnette en état de livraison plus ou moins avancée. Le bouchon s'éternise. Madame s'impatiente. Le chien se tient coi. Trop coi pour elle, excédée, qui doit bien s'en prendre à quelqu'un. Elle secoue le chien et dit: "Bien sûr, toi, ça te fait rire, mais maman ne rit pas du tout." Une autre (ou la même), plus tard, à pied rue de Turenne. Son chien (le même ?) n'obéit apparemment pas comme il devrait. Elle, sévère mais pédagogue: "Qu'est-ce que je viens de dire ?" Ça me fait un charme par surprise: c'était la question que, sous le cèdre, Jacqueline posait à tout bout de champ pour s'assurer de l'attention de son auditoire; la bonne réponse n'était pas, comme je le crus d'abord, de répéter la question. A quelques pas de là, un lévrier afghan qu'on appelait Zino, d'une stupidité, paraît-il, conforme au type, s'efforçait sans succès à la chasse aux papillons. On lui lançait parfois une balle ou un bâton, qu'il regardait tomber sans autre réaction qu'une expression d'intense indifférence. De ce jeu pour lui manifestement dépourvu de sens, il ne s'offusquait pourtant jamais, et jamais ne se lassait le premier. Après quoi son sommeil était agité de rêves dont la teneur nous échappait toujours.
« Pendant deux semaines, tenant séminaire à Madison, Wisconsin, j'ai eu dans ma salle de classe, au premier rang, un chien, autorisé là parce qu'il accompagnait une étudiante non voyante. C'était un superbe labrador, qui suivait mon discours avec une attention stupéfiante. Je dois avouer que je parlais surtout pour lui, parce que je me devais de satisfaire une curiosité pour moi si insolite. Quand venait le moment périlleux de la "discussion", il ne se retournait jamais vers l'intervenant, mais gardait les yeux fixés sur moi, se demandant manifestement ce que j'allais bien trouver à répondre. J'aurais peut-être dû lui demander : "Qu'est-ce que je viens de dire ?" »
Gérard Genette, Bardadrac, Seuil « Fictions & Cie », 2006
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