Lectures pour tous : François Cavanna
Cavanna (en 2008)
~
« … Rien à faire. Siné fut viré.
« S’ensuivit l’énorme explosion de sympathie pour Siné, concrétisée par la publication de Siné Hebdo et la perte immédiate de plus de la moitié des lecteurs de Charlie. Ce qui est plus grave, Charlie s’est déconsidéré. Ceux qui l’aimaient hier le méprisent aujourd’hui.
« J’ai, comme tout le monde, souffert de cela. J’y voyais le résultat fâcheux d’un coup de dés aux conséquences mal évaluées. Or, tout se déroulait selon un plan, hasardeux, certes, mais sciemment conçu. La moitié du lectorat de l’hebdo était perdue, oui, mais quelle moitié ? Les vieux de la vieille, les nostalgiques du "bête et méchant", ceux qui cherchaient dans nos pages un écho de l’esprit d’autrefois et ne le trouvaient guère que dans certains dessins – et dans la chronique de Siné !
« Mais restait l’autre moitié. Celle de ceux qui voulaient de la politique "sérieuse", des thèses, quelques dessins d’humour pour saupoudrer. Certes, cette clientèle-là ne suffit pas à faire vivre l’hebdo après la saignée. Mais quand les lecteurs "sérieux" sauront que Charlie Hebdo n’est plus un ramassis de voyous, ils accourront. Je dois bien constater qu’ils sont longs à venir.
« [...] Val a quitté l’hebdo pour des destinées plus hautes et plus prometteuses. Le passage au journalisme n’aura été pour lui qu’un marchepied vers des conquêtes sans cesse plus brillantes. La politique par l’escalier de service, sans avoir à affronter le vote citoyen, est un magnifique terrain d’exercice pour les ambitions insatiables.
« Charlie Hebdo ne mourra peut-être pas. Il ne sera plus Charlie Hebdo, voilà tout. Je contemple le désastre. Vingt-cinq ans d’efforts, de talent, de patience à supporter le sarcasme, d’amitié, de crevage, bien souvent sans être payés, vingt-cinq ans d’enthousiasme par une bande de génies fous comme il n’y en aura plus, tout ça pour aboutir à une feuille de mièvres réflexions sans originalité sur des sujets politico-sociaux déjà éculés, quelle dérision ! Tu savais cela, Reiser ? Oui, je suis sûr que ton pessimisme foncier ne serait pas étonné. Et quand tu apprendrais, en outre, que ton fabuleux journal n’avait existé que pour assurer la promotion sociale d’un ambitieux... (L’adjectif qui convient ici est "mégalomaniaque". Je me garde bien de l’appliquer au substantif qui n’attend que ça, il suffit d’un adjectif pour qualifier le délit de diffamation.) »
François Cavanna, Lune de miel, Gallimard, 2011.
~