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le vieux monde qui n'en finit pas
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28 juin 2011

Yann Le Masson : Chris Marker sur Kashima Paradise

« Kashima Paradise est un film complet au sens où l’on peut dire d’un homme qu’il est complet, c’est-à-dire quand il a abattu en lui un certain nombre de ces cloisons étanches que tous les pouvoirs encouragent pour rester seuls maîtres de la communication entre des domaines réputés inconciliables. Exemples ? Une sociologue qui se rend au Japon pour y élaborer une thèse de troisième cycle sur le sujet "Société rurale et industrialisation rapide dans un pays capitaliste avancé", voici une entreprise définie, classée, bien cadrée dans ses propres limites. Un opérateur de cinéma qui se rend au Japon pour tourner un film sur la métamorphose des campagnes industrialisées, voilà une autre entreprise également définie, également classée. La lente mutation professionnelle, psychologique, sociale d’un paysan japonais qui vit les transformations un peu hallucinantes de son environnement, c’est une aventure d’un autre ordre, relevant au mieux de l’observation scientifique et froide du sociologue, à l’usage de lecteurs scientifiques et froids, échappant par principe à l’observation des cinéastes, gens pressés et peu outillés pour l’étude en profondeur. Une région qui passe en un an de l’agriculture quasi médiévale à la surréalité industrielle, avec la construction d’un énorme complexe pétrochimique, le plus grand port artificiel du monde, le plus grand combinat du Japon, c’est encore autre chose, un sujet pour économistes ou poètes épiques, s’il en existait encore. Un couple qui quitte Paris et sa fausse élite pour vivre d’aussi près que possible la vie quotidienne d’une société réelle, rurale de surcroît, c’est tout à fait autre chose, une aventure personnelle aux limites de l’incommunicable. Or voici que tout communique: la sociologue est venue au Japon avec le cinéaste, un conseil judicieux les installe dans un village que le développement du combinat modifie à tous les niveaux, le paysan en qui se répercute cette modification entretient des rapports de confiance avec le couple, et mieux encore, dans ce courant de communication qui s’établit, les actions se renversent, les rapports s’échangent: les enquêteurs sont questionnés, la recherche nourrit le film, le film questionne la recherche à tel point qu’à l’arrivée, le sujet sera différent, qu’il se centrera sur un thème né du film, la vie même du couple transformée par l’entreprise, plus personne ne sera neutre, la vie aura fait son entrée, elle aura tout irrigué, la sociologie, le cinéma, le village, l’enquête, l’usine, le film... Une des clefs de ce bouleversement, cette chose qui manque le plus à la plupart d’entre nous, particulièrement aux cinéastes: le Temps. Le temps de travailler, et aussi, et surtout de ne pas travailler. Le temps de parler, d’écouter, et surtout de se taire. Le temps de filmer et de ne pas filmer, de comprendre, et de ne pas comprendre, de s’étonner, et d’attendre l’au-delà de l’étonnement, le temps de vivre. Le temps de s’habituer aussi, de part et d’autre, et ce n’est pas rien. Même si la limitation de l’équipe de tournage, à deux personnes, réduit déjà le traumatisme martien que provoque un vrai tournage, le temps continue d’apprivoiser, de familiariser. On s’habitue à cette caméra que Yann porte à l’œil comme un myope chausse ses lunettes, pour mieux vous regarder, mon enfant. On s’habitue à ce micro que Bénie [Deswarte] porte au devant de l’interlocuteur comme un cornet acoustique de nos grands- mères (agréable grand-mère). On s’habitue à leur présence, à ce myope et cette sourde amnésiques en plus, qui notent tout, enregistrent tout pour raconter là-bas, au pays. On les interroge sur ce pays lointain, cet archétype de la civilisation technique, qui est en train de frapper à la porte. Là encore, d’autres communautés, d’autres inversions. C’est la femme qui parle japonais dans ce pays d’hommes. L’homme se tait et regarde, mais regarde fort. On s’habitue à la présence parlante, médiatrice de l’une, à la présence silencieuse, enregistreuse de l’autre. Au bout de l’aventure, Kashima Paradise, le film des cloisons abattues, où la beauté exceptionnelle de l’image, la rigueur de la méthode, la connaissance des forces en jeu, économiques et politiques, l’intimité réelle avec les hommes, s’étayent mutuellement, où la sensibilité de l’image préserve l’intelligence d’être froide, où l’acuité de l’analyse protège le spectacle de son propre enchantement – l’éblouissement visuel de certains moments, l’enterrement du militant avec ses hélicoptères felliniens, la bataille de Narita avec ces CRS teutoniques, venant baigner tout cela de la seule beauté véritable, celle qui est donnée par surcroît lorsque, sur une entreprise des hommes qui est d’abord une recherche de vérité, elle vient signifier l’approbation des dieux. On sait que le symbole des privilèges magiques du cinéma est souvent « la fleur tournée en accéléré », cette intrusion d’un autre temps dans le temps familier. Voilà peut être le premier film où l’histoire est filmée comme une fleur. »

Chris. Marker

~

Rappel des faits

Patrick Leboutte présentera Kashima Paradise demain mercredi 29 juin, 19h00, à l'Arenberg (Bruxelles). Cette soirée mise en place par le P'tit Ciné (merci Pauline) marque l'ouverture de l'Ecran Total, la programmation estivale de l'Arenberg.

On en profitera pour s'associer au mouvement visant à sauver ce cinéma indépendant quadragénaire des griffes des maquignons. Il y a même une pétition - CLIC.

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